Pr. Frank Pecquet
Université Paris I-Paris Sorbonne
(Compositeur, spécialiste en Son et société, Anthropologie sonore, Création numérique multimédia)
Jeux Olympiques de Paris (26 Juillet 2024)
Comme l’on voit que les critiques fusent ici et là après cette mémorable soirée d’ouverture des Jeux Olympiques de Paris, qui je pense est aussi le symbole d’un shift culturel en deçà ou au-delà des influences de la pensée dominante, quel que fut son pouvoir, éco-socio-esthétique. Je me devais aussi de partager de mon humble plume certaines idées parmi ce florilège d’avis éclairés et qui me sont venues à l’esprit naturellement, comme pour ne pas trop intellectualiser la chose vue, éprouvée et ressentie à l’occasion d’une projection privée chez moi avec quelques êtres chers - et revue d’ailleurs quelques jours après avec d’autres fidèles - sur grand écran mural, et avec un son bien envahissant pour plus d’immersion dans le récit qui se déroulait à deux pas dans l’enceinte «seinique ».
Et j’ajoute que je suis tout honoré de pouvoir m’exprimer parmi cette nouvelle communauté de doctes spécialistes, moi parisien de souche générationnelle marié à une Américaine d’une mère Hawaïenne et d’une grand-mère Corréenne, bref d’un certain melting pot culturel qui n’oblige pas nécessairement cette posture fière et bien verticale de l’exception culturelle à la Française, sans doute parce que ce n’est pas son tropisme non plus.
Alors restons libre face à l’histoire et, sans oublier ce qui ne peut l’être, osons nous libérer du carcan des héritages sans pour autant les bafouer ni les ignorer.
J’ai pensé tout simplement que cette soirée, plutôt ce défilé, voire cette croisière d’un genre nouveau, était une réussite, un exemple de divertissement (sans enfermer ce mot dans ses oripeaux idéologiques) que seul ce pays qui se pense aussi souvent à contre-sens en souverain culturel, était capable de faire. Non pas parce qu’il s’agissait de son histoire, fusse-t-elle offusquement celle d’une référence suprême dans beaucoup de domaines sociopolitiques, et selon ce qu’avait pu dire celui qui fut aussi académicien sur le tard, Michel Serres, un credo noble mais idéalisé - liberté égalité fraternité, mais aussi parce qu’il fallait pouvoir le faire, le dire, le montrer et non pas l’instrumentaliser, en jouer, s’en défaire au nom du spectacle.
Faire quoi ? Tout simplement un spectacle, pas seulement à l’occasion de jeux qui rassemblent, mais d’une opportunité culturelle internationale pour montrer au monde ce qu’on n’ose plus montrer ou que l’on daigne montrer, par peur bien souvent mais aussi par prudence, par respect (au nom de quoi le respect est-il le dictat d’une culture), par complicité, ou par la seule expression d’un rituel collectif, artistique ou non (au nom de quoi l’art a-t-il des limites), expiatoire (l’immersion poly média dans un spectacle vivant). Il ne s’agissait pas non plus de parade militaire ou de meeting politique malgré un dispositif inégalé pour un tel événement en cette période chaude de notre histoire, ni de procession religieuse, pas plus que de défilés de modes (quoique), peut-être tout à la fois, une cérémonie sur le compte des jeux, inspirée d’une énergie antique, et il y avait la place pour un message, inclusif peut-être, et sans pour cela viser l’exclusion, comme l’on peut voir dans toute création, tout et son contraire.
Ce qui m’a plu c’est, pour un pays qui assoie sa réputation sur une certaine irradiation du savoir, de s’être détaché d’une part de la sienne en ridiculisant non pas son histoire comme les béotiens le soutiennent, et même si cela choque, mais l’esprit qui se cache dans l’héritage historique et que cultive l’institution à travers ses vœux réducteurs de « patronalisation », celle du pouvoir de la culture, politique et dogmatique, celle d’un certain pouvoir en place et bien présent - le président et ses semblables internationaux étaient bien là. Et c’est bien cela qui m’a plu, pouvoir, sans trop se prendre au sérieux, se mettre en scène et, comme le disait Molière mais également Shakespeare, se jouer de soi, de ce que l’on est, que l’on représente, que l’on pense être et, dans ce jeu à demi hasardeux, de nous destiner à cette comédie grandiose sans complexe et sans retenu. Pire, en faire un usage maximal, esthétiser cette arrogance, car c’est être au-dessus des apriori, et des symboles dépassés de la culture institutionnelle, que de pouvoir le faire. Sur beaucoup de plans de l’expression artistique - littéraire, théâtrale, cinématographique, musicale mais aussi de la mode (qui, bien entendu, en permettait grâce à son implication financière, la possibilité), du cirque, des arts de la rue, les curseurs d’une normalité du pouvoir étaient dépassés ; l’éducation caricaturée, les éthiques déstabilisées, les académies transfigurées, le pouvoir désincarné, les normes repoussées. Oui la société du spectacle et alors, qu’est-ce que le spectacle s’il ne peut jamais rien dire, ni même se moquer de lui-même. La limite entre kitch et authenticité n’est qu’affaire culturelle, dès lors qu’on en a conscience, on est libre de choisir ce qu’on aime et qui nous fait vibrer. Tout comme la distinction entre vrai et faux est affaire de persuasion pour nous, que de choses faut-il ignorer pour croire, la croyance étant ici une forme d’action, de faire au même titre que l’est la prière. On ne bafoue pas l’histoire, ni la langue qui la porte, ni les croyances en permettant une distance critique quant à leur représentation dans l’inconscient de chacun, au contraire, on en sublimise la force et en émancipe la fonction.
L’autre aspect sur lequel revenir est celui de l’exception culturelle et de l’institutionnalisation de la culture. Dans les deux cas, même si l’un relie l’autre, l’exception culturelle française est une excuse pour justifier avec une certaine arrogance que la République est inféodée à un crédo culturel qu’il s’agit de respecter, voire d’honorer inévitablement. Sans doute (ré)apparu plus intensément sous Mitterrand et son 1% d’allocation pour la production et/ou l’effort culturel, il a vite été sacrifié aux grandes œuvres de l’état pour symboliser le prestige d’une culture étatisée portée aux nues par le monde financier de la mode, bref d’un certain capitalisme culturel. Mais il n’en a pas exclu pour autant d’autres formes d’expression.
Justement, parlons de théâtre et de cette expression de la vie qu’il représente puisqu’il s’agit précisément de cela, la comédie humaine. Si l’on ne peut plus voir cet aspect à travers la culture et l’envelopper perpétuellement dans une représentation hyper subjective, alors oui aucun spectacle ne vaut la peine d’être vécu, alors voué à ses limites tangibles, celles des institutions, celles de la bien-pensance, d’une hyper intellectualité déconnectée du sensible, de la réalité qui fait le lit de la spéculation et du jugement, bref en totale disruption avec l’homme, sa nature et ses valeurs. Certes, nous ne sommes pas encore ou déjà entièrement artificiels, notre intelligence assistée peut toujours exercer une influence sur nous et nous séduire.
Le théâtre c’est la vie, mais la vie n’est pas le théâtre, aussi simple que cela. Si cette cérémonie fut une réussite, l’une des raisons est précisément que cette dimension scénique, chorégraphique et finement préparée a pu le permettre sans entrave. Mais c’est aussi pour le parisien que je suis qui arpente la Seine en jogger averti régulièrement toutes les semaines, d’avoir saisi le potentiel muséographique de la ville qui n’en finissait pas de peser sur le regard d’une histoire (dé)passée, et de l’avoir renouvelée sur le compte de jeux, olympiques ou non, dans l’insouciance des règles d’acceptation de normes culturelles et socio-historiques, et, dans le respect des esprits libres. Parce qu’il est un fait ; on ne pouvait plus rendre hommage à l’architecture de monuments qui se succèdent au bout des yeux comme des moments d’une histoire figée, il fallait les dynamiser, leur redonner vie, ce qui fut fait dans les strasses de notre postmodernité comme pour insuffler une nouvelle dynamique touristique non plus passéiste mais active, créative.
Pour résumer ces propos je dirai que ce moment que l’on ne peut réduire à un moment franco-français tant il était forcément tourné vers l’international, a donné le ton, comme avait pu le faire l’expo universelle de 1900 mais autrement, d’une nouvelle culture, d’une culture limite entre institution, pouvoir, peuple et innovation, avec des moyens technologiques audacieux et des symboles de la culture de rue emblématiques sans ne jamais laisser pour compte la dimension artistique et l’émotion esthétique, et pour toutes ses raisons elle fut une réussite jusqu’à incarner cette magie féerique presque wagnérienne de symboles disons poétiques pratiquement dignes des légendes païennes de Lutèce.
Bon je m’excuse pour ce lyrisme assez peu objectif et cette verve assez peu scientifique, mais il faut seulement savoir que Paris durant cette période n’a jamais été aussi belle et attirante et que tous les peuples qui y étaient ont toujours arboré leurs meilleurs atouts, ce fut un moment tout à fait inoubliable et qui rendra très certainement beaucoup de parisiens qui n’étaient pas là jaloux d’avoir été trompés par leur propre mal-être, fuir et ne pas jouer, jamais contents, toujours critiques, bref une équation maladive d’un peuple en mal de renouvellement, égaré dans le French basching. Mais aujourd’hui c’est fait, même si cela ne veut pas dire que demain, la contestation repartira, la gueule critique des emmerdés, et le complexe de la révolution éternelle, celle d’un cogito déplacé de la conscience collective détournée dont a si bien parlé Camus avec son « Homme et/ou sa Femme révolté·es » et sa formule « je me révolte donc nous sommes ».