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Writer's pictureAmos Fergombé

Art Africain : Instrument ou Effacement de la Figure Humaine ?

Amos FERGOMBE

Directeur de l’équipe « Praxis et esthétique des arts »

Université d’Artois- France


Le malentendu qui recouvre l'art africain, héritage d'un passé colonial, d'une vision régressive du noir et aujourd'hui des pratiques du monde marchand et artistique réduit les oeuvres à un art sans nom ou sans véritable essence. A cet art, il est souvent aisé d'associer sans aucune gène les termes d'art tribal d'art primitif, d'art naïf, d'art premier, d'art indigène, de "tentation maladroite, quasi infantile" etc. Un tel malentendu est souvent le prolongement d'une vision fondée sur le déni de l'autre. Ce déni prend souvent appui sur des thèses très argumentées. Il y aurait chez les artistes, critiques et conservateurs occidentaux voire africains une certaine difficulté à considérer les arts d'Afrique comme pouvant être l'oeuvre d'une véritable démarche artistique. Priés de trouver leur place « hors de l'Histoire», les africains sont ainsi devenus les meilleurs «ambassadeurs » d'une telle vision. La situation actuelle (politique et économique) de l'Afrique n'est guère favorable à l'art africain. La lecture des oeuvres se fait en adoptant des lunettes du passé, d'une relation fondée sur le déni. Aux chapitres des malentendus hérités du passé colonial et imprégnant toujours le milieu artistique contemporain, on peut ajouter la conception du nouveau Musée du Quai Branly à Paris. La mise en oeuvre de ce lieu révèle une vision assez confuse de l'art africain. La difficulté à nommer ce lieu est assez caractéristique de ce malentendu. Le nom d'usage, Musée des Arts Premiers (entendez primitifs c'est-à- dire à mi-chemin entre le sauvage et le civilisé), n'a-t- il pas pour fonction de soustraire cet art de la véritable l'histoire de l'art, qui se veut occidentale ? Pour beaucoup, les oeuvres venues d'Afrique, souvent entassées dans des caves des musées, ne peuvent provenir de l'intention d'un individu, un « artiste » accompli. Certes l'itinéraire des oeuvres a rendu possible la dilution d'une telle identité, son effacement. Devenues anonymes, les oeuvres n'ont de leur origine que la seule provenance géographique ou ethnique. Le terme d'artiste inconnu permettrait pourtant de rendre un hommage à ces artistes qui ont subi l'appropriation de leurs oeuvres et l'effacement de leur nom.


Il a fallu, par exemple, un siècle pour que le Musée Royal d'Afrique Centrale de Tervuren (Belgique) mette en perspective l'histoire du heu, ses chefs d'œuvres, instaure pour chaque couvre, une « vie sociale ». Initiée par un jeune assistant de la section d'Ethnographie, Boris Wastiau, cette exposition était intitulée = CONGO Museum, Un siècle d'art avec ou sans papiers. Pour l'auteur, cette « sortie » était le heu d'une « déconstruction de certains aspects de l'histoire de l'ex-Musée colonial afin de reconnaître la personnalité et la créativité de l'artiste congolais, et de confirmer finalement qu'il n'a rien de « primitif»' Elle permit d'esquisser un nouveau regard sur le rapport entre la Belgique, le Musée fondé par le roi Léopold Il, et l'Afrique en général, le Congo en particulier. Au moment où le continent africain exposait un quotidien tragique et dramatique de l'effacement de l'humain, génocide du Rwanda, guerre du Congo et du Libéria, l'art apparaissait comme le Heu d'une interrogation des cultures de l'homme.


Dans un Musée construit à la fin du XIXème siècle dans un immense parce de Tervuren près de Bruxelles, les bêtes empaillées, les essences naturelles (termitières, bouts de bois, etc.) pouvaient-elles côtoyer aussi confusément les oeuvres d'art et les tissus venus essentiellement d'Afrique ? Pour ce roi qui avait obtenu un territoire immensément riche à l'issue de la conférence de Berlin à la fin du XIXème siècle, la population pouvait disposer à ses portes des traditions africaines sans avoir à effectuer le long voyage vers le Congo. Il y a un siècle le parc servait, en effet, de « zoo humains » et d'entrepôt aux œuvres « arrachées » aux communautés qui les ont produites. Certes, une telle démarche n'était pas spécifique à Tervuren. La mode était partout à la confusion, la spectacularisation de l'étrange et du sauvage. Les expositions coloniales, en mêlant des animaux aux humains souvent mis en cage, avaient comme objectif de drainer des foules curieuses.


Tout ce qui pouvait être ramené d'Afrique, êtres humains, trophées étaient alors exposés et exhibés. Mais une telle entreprise niait la dimension artistique et sociale. Aux noms des artistes ayant réalisé les oeuvres les conservateurs des lieux privilégiaient l'aspect formel et les «caractéristiques physiques évidentes »3 des oeuvres. Le numéro d'inventaire, la hauteur, la largeur, les matériaux des oeuvres suffisaient pour toute identification. Boris Wastiau rapporte que « si l'on connaît bien la biographie des missionnaires qui ont collaboré avec la Section d'Ethnographie du Musée de Tervuren, si l'on a bien conservé, inventorié et évalué les collections qu'ils ont permis de

constituer, on a rarement préservé la mémoire des conditions d'acquisition des objets, une estimation de leur valeur culturelle originale ou, encore moins, la mémoire des artistes qui les ont créés.» 4 Aux muses, les musées d'arts africains opposeront le banal des objets sous vitrines, des créations humaines issues d'un monde sauvage et d'un folklore envisagés comme authentiques.

L'approche « muséale » s'inscrivait ainsi dans une démarche Naturaliste, rangeant l’humain dans la catégorie de la bête et du végétal L'africain ne pouvait être envisagé que sous ce seul angle. La démarche se voulait cohérente avec les matériaux convoqués par les artistes pour leurs oeuvres. La nature n'était-elle pas la carrière d'où étaient extraits le bois, l'argile ou la pierre ? Le mode de vie de l'artiste africain n'apparaissait-il pas comme proche d'un état avant les grandes révolutions industrielles ayant elles-mêmes permis ces Afrique conquêtes coloniales? L'Europe du XIXème et du début du XXème siècles trouvait dans ce monde lointain, l'étrange, le mystérieux qui semblaient disparaître du cadre Européen.


Une telle approche des sociétés africaines sera très vite confortée par des thèses pseudo-scientifiques imprégnées par un arrière plan raciste (même si le terme raciste ne semblait pas encore à la mode). La machine civilisatrice était enclenchée et devait accomplir son oeuvre, celle d'apporter la lumière dans une partie du monde qui ignorait tout, un continent noir livrant ses fantômes et plongé dans l'ignorance.


Aux caractéristiques du noir, décrit par Galien au IIème siècle comme ayant une longueur démesurée du sexe, une hilarité et une forte propension au rire, seront bientôt associées de nouvelles définitions sur l'inégalité des races façonnées par le XIXème siècle. C'est ainsi que pour le Comte de Gobineau, un des pères de ces théories, l'idée d'un art instauré par des africains était déraisonnable, inconcevable car «tout art résulte du mariage de la sensibilité végétative du Nègre, qualité inférieure, et d'une rationalité apollonienne blanche, qualité supérieure».


Dans son Essai sur l'inégalité des races humaines, dont la première édition date de 1853-1855, le même Gobineau proposera, ce que Cheikh Anta Diop qualifiera des « niaiseries savantes », que : « Dès lors se présente cette conclusion toute rigoureuse que la source d'où les arts ont jailli est étrangère aux instincts civilisateurs. Elle est cachée dans le sang des Noirs. C'est, dira-t-on une bien belle couronne que je pose sur la tête difforme du Nègre, et un bien grand honneur à lui faire que de grouper autour de lui le choeur harmonieux des Muses. L'honneur n'est pas si grand. Je n'ai pas dit que toutes les Pierides fussent là réunies. Il y manque les plus nobles, celles qui s'appuient sur la réflexion, celles qui veulent la beauté préférablement à la passion... Qu'on lui traduise les vers de l'Odyssée, et notamment la rencontre d'Ulysse avec Nausicaa, le sublime de l'inspiration réfléchie : il dormira Il faut chez tous les êtres, pour que la sympathie éclate, qu'au préalable l'intelligence ait compris, et là est la difficile chez le Nègre... La sensibilité artistique de cet être, en elle- même puissante au-delà de toute expression restera donc nécessairement bornée aux plus misérables emplois...


Si parmi tous les arts que la créature mélanienne préfère, la musique tient la première place, en tant qu'effet caresse son oreille par une succession. de sons et qu'elle ne demande rien à la partie pensante de son cerveau combien il reste étranger à ces conventions délicates pour lesquelles l'imagination européenne a appris à ennoblir les sensations (... ) la sensualité du Blanc, éclairée, dirigée par la science et la réflexion va dès les premières mesures se faire, comme

on dit, un tableau( ) ...]

Aussi le Nègre possède au plus haut degré la faculté sensuelle sans laquelle il n'y a pas d'art possible et, d'autre part, l'absence des aptitudes intellectuelles le rend complètement impropre à la culture de l'art, même à l'appréciation de ce que cette noble application de l'intelligence des humains peut produire d'élevé. Pour mettre ses facultés en valeur, il faut qu'il s'allie avec une race différemment douée.»5


Plus d'un siècle après cette vision raciste de Gobineau, la perception de l'Afrique semble avoir peu évoluée. Une réflexion sur l'essence de la création artistique est peu envisagée. L'imagerie de nombreux critiques et artistes contemporains reste souvent imprégné par une conception discriminatoire. Pour beaucoup, rien dans l'art africain ne peut exprimer la dimension créatrice.


A la veille des indépendances de nombreux pays africains (1960), P. Gaxotte écrit en 1957 dans la Revue de Paris comme pour mieux conjurer cette nouvelle vision de l'homme africain que : « Ces peuples (vous voyez de qui il s'agit ... ) n'ont rien donné à l'humanité; et il faut bien que quelque chose en eux les en ait empêchés. Ils n'ont rien produit, ni Euclide, ni Aristote, ni Galilée, ni Lavoisier, ni Pasteur. Leurs épopées n'ont été chantées par aucun Homère. » 6

Sans histoire, sans épopées, les peuples d'Afrique ne pouvaient être perçus comme créateurs d'un art. Les nombreux écrits vont souvent les confiner dans une sous catégorie artistique. Leur création était l'oeuvre d'« ethnies » ayant un statut d'inférieurs, de colonisés, et de dépendants. Les intellectuels issus du monde noir se trouveront ainsi pris au piège entre l'acceptation et l'aliénation. Dans son Cahier au d'un retour au pays natal, le poète Aimé Césaire comme las d'être un « nègre » sans civilisation, n'avait-il pas quelques années avant ce texte de Gaxotte entonné cet hymne pour le noir ?

« J'accepte... J'accepte... entièrement, sans réserve... ma race qu'aucune ablution d'hysope et de lys mêlés ne pourrait purifier

Ma race rongée de macules

Ma race raisin mur pour pieds ivres

Ma reine de crachats et de lèpres

Ma reine des fouets et des scrofules

Ma reine des squames et des chloasmas

(oh ces reines que j'aimais jadis aux jardins printaniers et lointains avec derrière l'illumination de toutes les bougies des marronniers J'accepte. J'accepte. »

Considéré comme un des premiers textes de la négritude, le Cahier d'un retour au pays natal fait l'éloge du nègre tout en exposant l'impasse sur l'essence de sa création artistique. Les écrivains et artistes africains ou issus de la diaspora penseront longtemps que l'enjeu était ailleurs. Il fallait prioritairement défendre l'identité du noir. Même les congrès des écrivains et artistes (dont le premier réuni à l'amphithéâtre Descartes à la Sorbonne en 1956, c'est-à-dire une année après le texte de Gaxotte) ne parviendront pas à déconstruire ce qu'un siècle d'idéologie avait façonné. Initié notamment par Présence Africaine, ces congrès avaient pourtant pour but de «dénoncer les causes de la crise de conscience culturelle des peuples noirs et affirmer leur volonté de partager en toute fraternité, avec tous la responsabilité de la culture humaine. »8


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1 Boris Wastiau, EXITCONGOMUSEUM, Musée Royal de l'Afrique Centrale Tervuren, 2000, p. 10

2 Le parc ou le jardin étaient le lieu servant à exposer les œuvres venues d'Afrique

3 Boris Wastiau, EXITCONGOMUSEUM, op. cit., p.23

5 Gobineau, Essai sur l'inégalité des races humaines, 1853- 1855, livre II, chap. Vil in Chekh Anta Diop, Civilisation ou barbarie, Présence africaine, Paris, 1981, pp. 278-279

6 La Revue de Paris, octobre 1957, p. 12

7 Aimé Césaire, Cahier d'un retour au PAYS natal in Anthologie poétique, Imprimerie nationale éditions, Paris, 1996, p.73

8 Alioune Diop, « Le Sens de ce Congrès (Discours d'ouverture) in Deuxième Congrès des écrivains et artistes noirs (Rome - 26 mars-1 er avril 1959), L'Unité des cultures Négro-Africaines, Tome 1, Présence Africaine N° 24-25, février-mai 1959, p. 40

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