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« Culture savante » /« Culture de masse » - Quelles ruptures épistémiques pour le XXIè.s. ?

Pr. Mohamed ZINELABIDINE








Pr. Mohamed ZINELABIDINE


Directeur de la Culture et de la Communication et du « Think Tank : La Culture pour Repenser le Monde » / ICESCO




A un moment où nous sombrons dans la déconsidération de la « Culture » par médias interposés, et peinons à supporter ces images où nous sommes réduits à toutes sortes de plaisirs furtifs, des loisirs et des divertissements de masse, il me vient à l’esprit la « Théorie Critique appliquée aux médias » exposée par Adorno et Horkheimer au sein de l’École de Francfort. Une école qui a fait date, fondée depuis 1923, pour favoriser recherches et études en sciences sociales et politiques, en faveur d’une « théorie critique », portant un engagement intellectuel et idéel contre la société capitaliste.


Contraints à l’exil, à New York, après l’arrivée des Nazis au pouvoir en Allemagne, ses membres, penseurs et chercheurs continueront de dénoncer une société de consommation de masse américaine, une « pseudo-culture naissante ». A leur retour à Francfort, en 1950, ils vont théoriser la déroute de « l’esprit des Lumières », « du progrès ».


Depuis ses références et influences marxistes et freudiennes, l’École de Francfort adressera des critiques pamphlétaires, et toutes sortes d’invective, à ce qu’elle considère comme une « culture dégradée » des médias de masse, ce qu’elle jugera comme une domination culturelle idéologique. Cette même école de pensée allemande ne manquera pas aussi de subir, à son tour, oppositions et contradictions internes, entre penseurs et auteurs. Avec l’abandon du modèle de la praxis sociale dans les années 1940, Adorno situera ses potentiels dans une acception plus « esthétique ». Il abondera dans ce qu’il qualifiera pour seul « lieu » capable d’incarner une culture émancipée, et pour exemple la musique, bien sûr « une certaine musique ». Sa prise de position conduira plus tard à sa rupture idéelle et intellectuelle avec le sociologue américain né à Vienne Paul Lazarsfeld, dans le Princeton Radio Project.


Il sera déjà question d’une culture du XXè.s. banalisée, à large portée, audience et auditoire, ce qui signifie pour l’Ecole de Francfort le déclin de « l’intelligence et de l’esprit ». Nombreux ouvrages de Theodor W. Adorno dont ceux avec Horkheimer sur « La dialectique de la raison » ou ailleurs sa « Philosophie de la nouvelle musique », « Dialectique négative », « La théorie esthétique », « Trois études sur Hegel », un ouvrage avec Popper traitant de « De Vienne à Francfort. La Querelle des sciences sociales », montrent une culture immense et une sensibilité généreuse, de surcroît, la préséance de l’Ecole de Francfort et ses figures emblématiques.

Sans oublier Walter Benjamin et « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée », « Illuminations », « Charles Baudelaire », « L’Origine du drame baroque ».

De Max Horkheimer, on retiendra entre autres grands ouvrages « Matérialisme et morale », « L’État autoritaire », « La Théorie critique hier et aujourd’hui », « Théorie traditionnelle et théorie critique », « Hegel et le problème de la métaphysique ».

Sans omettre Jürgen Habermas dont « Théorie et pratique », « La science et la technique comme idéologie », « Profils philosophiques et politiques », « Le discours philosophique de la modernité », une liste loin d’être exhaustive, pour ne pas pêcher par occulter des écrits référentiels et bibliographiques incontournables dont chercheurs et auteurs se sont réclamés, des générations successives durant...


Néanmoins, une contre-analyse des sociétés modernes a été portée par une école française, et pas seulement française d’ailleurs, représentée entre autres par Michel Foucault, Gilbert Durant, Michel Maffesoli dont la production scientifique fut prolifique, autrement compréhensive de la nouvelle réalité des mutations sociales et des temps, selon lui à contempler.

Pour ce dernier, étant élève de Gilbert Durant et de Julien Freund, ces changements annoncent - au moyen d’un fait culturel à tenir en compte parce que nouveau - un quotidien émergent, une mutation multiforme digne d’interrogations, voire d’interprétations. Ses ouvrages dont « Logique de la domination », « La Violence totalitaire », « La Conquête du présent. Pour une sociologie de la vie quotidienne », « L’Ombre de Dionysos. Contribution à une sociologie de l’orgie », « Essai sur la violence banale et fondatrice », « La Connaissance ordinaire. Précis de sociologie compréhensive », « Le Temps des tribus. Le déclin de l'individualisme dans les sociétés de masse », « Au creux des apparences. Pour une éthique de l’esthétique », « La Transfiguration du Politique. La Tribalisation du Monde », « La Contemplation du Monde. Figure du style communautaire », « Éloge de la raison sensible », lesquels ouvrages attirent l’attention, focalisent l’intérêt sur ce qui change, dérange, ébranle l’esprit, remet en question et anticipe sur l’émiettement du corps social aujourd’hui fragilisé, et que la modernité voulait pourtant penser, pour théoriser et argumenter de manière autoritaire, grâce aux institutions et à l’instrumentalisation en général.


C’est dans l’esprit des temps, encore une fois, que les ruptures se suivent, sans se ressembler. Le XVIIè.s., la crise de la conscience européenne et occidentale s’acheminant vers des bouleversements idéels et mentaux décisifs de l’époque à venir. Il en ressortira la remise en question des idées du passé ; ses autorités, celles des traditions, des croyances, des religions, des superstitions, des dogmes, de la foi. Une crise de la conscience qui conduira vers l’aboutissement de changements et de bouleversements depuis la fin du Moyen-Âge vers la Renaissance, cette dernière voulait sciemment rompre avec le passé médiéval et antique. Rupture avec toutes sortes de pouvoir, ses autorités politiques, morales, idéelles et culturelles.


De même, la Renaissance a suscité questionnements, attentes, et projections qui allaient conduire et présider avec le temps à « l’esprit moderne », modernus en latin, ce qui désigne le récent.


Subtilement, la modernité pourra se projeter et se convertir en une révolution intellectuelle majeure, un développement technologique sans précédent, lesquels signes du progrès, des sciences, des connaissances et des usages seront mesurés et réalisés dans la transformation des moyens de transport, la réinvention du signe scriptural, l’introduction de l’imprimerie, la reconfiguration de l’urbanisation, l’exacerbation de l’individualisme pensant, agissant et triomphant de la nature. Pour consacrer ce paradigme, il fallait préparer les scissions et les ruptures successives de l’époque. La pensée moderne se devait d’être un contre-modèle, elle a alors agi en contre-culture, face aux idées requises, apprises et transmises. Préfigurant la Renaissance, cette dernière à son tour se chargera d’être véhiculaire des idées phares de la modernité. Elle en modèlera les signes, redéfinira les usages et précisera les nouvelles modalités, dans le dessein d’opérer directement et d’agir immédiatement sur les facteurs de changement, de mutation, des paradigmes et des modèles à orienter.

Parmi les idées qui seront fortement contestées, à titre d’exemple la géocentricité du cosmos dans le Système de Ptolémée abandonnée au profit d’une construction héliocentrique de l’univers, prônée par Copernic qui préconise que la terre n'est plus le centre du monde. De surcroît, la transformation des modes de production de la vie économique, sociale et politique, à l’ère de la grande industrialisation, de la production de masse, de la grande distribution, de productivité à forte efficience et rentabilité, contre une approche artisanale limitative, tout cela devait convaincre que seul le progrès, le travail, le développement et la foi en l’à-venir pouvaient concourir à métamorphoser autant le vécu d’un monde que sa représentation mentale et matérielle.


La modernité ou l’esprit moderne que reprendra plus tard Michel Maffesoli, pour le faire autrement évoluer et muter, non par rapport aux impératifs de ce qui « doit être » mais de ce qui « est réellement » au quotidien. Une telle ambition ne peut se démettre de la pérennisation d’un esprit critique contre la transcendance absolue, au profit de l’autonomie et de l’efficacité technique et instrumentale, comme solution salvatrice de la condition humaine. Tout en assumant une part cruciale dans la liberté de croire, d’interpréter, d’agir et de penser, l’individualisme agit manifestement contre l’esprit communautaire.


Mais fallait-il déroger, néanmoins, à l’image de toute une école de pensée contestatrice, depuis le premier tiers du XXè.s., depuis la critique des thèses de René Descartes (1596-1650), Thomas Hobbes (1588-1679), John Locke (1632-1704), Baruch Spinoza (1632-1677), Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716), David Hume (1711-1776), voire aussi un modèle de pensée mathématique, celui des sciences de la nature, ayant, au passage, négligé que cette même nature soit entendue et écoutée pour elle-même, loin de toute logique instrumentalisante et fonctionnelle?


Il en ressort un intérêt certain, quant aux idées défendues et analysées par Gilbert Durand et Michel Maffesoli qui aspirent à la critique de la modernité pour être à l’écoute d’une autre forme de socialité affectuelle, esthétique, esthésique, émotionnelle et sensible. Ils lui prêtent des propres signes de saturation ; saturation des idéologies modernes alors qu’elles étaient pour longtemps présentées fortes, édifiantes, structurées, structurantes, résistantes et pérennes. Cette idée formera le socle de la pensée de Gilbert Durand dont l’argument de scission se décline dans « Les Structures anthropologiques de l’Imaginaire : introduction à l’archétypologie générale », « L’Imagination symbolique », « Les grands textes de la sociologie moderne », entre autres écrits critiques et significatifs des ruptures d’une sociologie émergente, agissante autour, persistante dont l’hypothésis est la suivante : les temps modernes sont révolus, comment donc le justifier ?


Pour autant, la saturation du paradigme de la modernité, est-elle déjà si vérifiée ? Et la manifestation d’un nouveau monde à l’opposé, prouve-t-elle que les valeurs modernes se sont réellement épuisées ? Ou les unes devraient-être apprendre à cohabiter avec les autres, et vivre de manière juxtaposée ?


C’est un débat qui reviendra, il puisera ses sources dans les idées et la pensée de Gilbert Durant, mais se réclamera aussi de la pensée de Michel Foucault et d’autres auteurs dont Giulio Preti, Frédéric Nietzsche, Gilles Deleuze, Pierre Chassard, Richard Blunck, Georges Bataille, Charles Andler, Jacques Derrida, Georg Simmel, David Frisby, Siegfried Kracauer, François Leger, Patrick Watier, Max Weber, Martin Heidegger, Andrew Jeffrey, Jean-François Courtine, Françoise Dastur, Jean Greisch, Ludwig Wittgenstein, Alfred Schűtz, Carl Gustav Jung. Il nous revient assurément de saisir l’effervescence d’un Zeitgeist tout à fait particulier, dont il nous faut déjà élucider les éléments précurseurs et annonciateurs, aussi bien dans la philosophie que dans l’histoire des sociétés du XXè.s. et XXIè.s.

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