Gérard Pelé
Professeur émérite à l’Université PARIS I
Panthéon Sorbonne
Art et Artisanat
L’artisanat désigne un système, en principe non industrialisé, de production d’objets destinés à des usages déterminés : par exemple, un ustensile de cuisine, un meuble, un jouet, un bibelot… Il n’y a pas vraiment de définition unifiée car chaque pays, chaque État, peut légiférer pour désigner quels sont les métiers et les pratiques qui relèvent de l’artisanat. Cependant, l’UNESCO a proposé la définition des objets qui relèvent de la catégorie d’artisanat (Symposium l’artisanat et le marché mondial, Manille, octobre 1997) : « On entend par produits artisanaux les produits fabriqués par des artisans, soit entièrement à la main, soit à l’aide d’outils à main ou même de moyens mécaniques, pourvu que la contribution manuelle directe de l’artisan demeure la composante la plus importante du produit fini. La nature spéciale des produits artisanaux se fonde sur leurs caractères distinctifs, lesquels peuvent être utilitaires, esthétiques, artistiques, créatifs, culturels, décoratifs, fonctionnels, traditionnels, symboliques et importants d’un point de vue religieux ou social. »
On retiendra de cette manière d’aborder la notion d’artisanat que, premièrement, il se caractériserait par la prépondérance de la contribution manuelle dans sa production et, deuxièmement, que cette production pourrait avoir de multiples finalités, et pas seulement utilitaires ou fonctionnelles puisqu’elle mentionne également la décoration, l’art et la création, et même la tradition, la culture ou la religion. C’est bien compréhensible car ces grandes institutions se doivent d’être « inclusives » et n’omettre aucune composante de l’humanité qui pourrait être concernée par cette pratique, fut-elle circonscrite dans une production n’entrant dans aucune catégorie déjà répertoriée. Mais il y a dans cette liste une finalité qui pose problème : l’art. En effet, si l’on peut admettre, à la rigueur, que la contribution manuelle y est prépondérante, ce qui n’était pourtant déjà plus tout fait le cas avec la fonderie, et ne l’est plus du tout avec son industrialisation contemporaine ou l’art « conceptuel », il est plus difficile d’éviter la question de son usage : à quoi sert l’art ?
Peut-on même considérer qu’à défaut d’autre destination il servirait à exprimer une idée ou une émotion, qu’il serait une « idéalisation de la matière » comme le voudrait une certaine tradition inspirée de la conception platonicienne, tandis que l’artisanat se bornerait à la fabrication d’objets utilitaires ou décoratifs, qu’il serait, quant à lui, la « matérialisation d’une idée » ? Évidemment, la sous-espèce « homo sapiens sapiens », autrement dit « l’homme moderne », a su mettre l’art à son service et lui assigner des fonctions sociales, y compris dans ce qu’il est convenu d’appeler « l’art pour l’art », mais on se perd encore en conjectures pour savoir quelle était la motivation des « hommes préhistoriques » qui ont peint les parois de certaines grottes. Comme c’est une question complexe et qui a probablement trop d’implications idéologiques pour être abordée directement, choisissons le biais de la logique Shadok[1] :
Le professeur Shadoko y donne notamment la définition des passoires, en distinguant les passoires « du premier ordre » qui ne laissent passer ni les nouilles ni l’eau, les passoires « du second ordre » qui laissent passer et les nouilles et l’eau, et enfin les passoires « du troisième ordre », dites « passoires complexes », qui laissent passer quelquefois les unes ou l’autre, et quelquefois pas. Il pose alors les conditions pour que ces dernières laissent passer l’eau et pas les nouilles, ou les nouilles et pas l’eau. Enfin, pour celles qui ne laissent passer ni les nouilles ni l’eau, mais seulement dans un sens, « ces passoires-là, on les appelle des casseroles »… Lesquelles casseroles se subdivisent à leur tour en casseroles avec la queue à gauche ou à droite, etc., etc. Et tout cela jusqu’à former une boucle discursive.
On a donc bien la description d’objets qui ont une utilité, les passoires et les casseroles, d’objets imaginaires comme la passoire qui laisse passer les nouilles mais pas l’eau, le diamètre des trous étant « notablement inférieur » au diamètre de l’eau (typique de la logique Shadok), et des objets aussi saugrenus que des casseroles avec « pas de queue du tout » nommées « autobus », lesquels autobus qui ne marchent « ni à gauche, ni à droite » sont appelés… des casseroles !
Les exemples d’objets imaginaires ou absurdes ne manquent pas, mais il y en a eu un qui est devenu l’emblème d’une catégorie d’art, le surréalisme, par la décision de son « pape », André Breton. C’est la photographie de Man Ray intitulée Hommage à Lautréamont (1933), représentant un parapluie et une machine à coudre reposant sur une table de dissection et accompagnée d’une citation des « Chants de Maldoror »[2] : « [beau[3] comme] la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ! » Outre sa révolte antichrétienne et son évocation plutôt crue de la sexualité, Maldoror-Lautréamont apportait aux surréalistes une conception de l’écriture et de la lecture comme expérience et découverte qu’ils ont assimilée à leur « écriture automatique ». « L’association libre » pourrait en effet avoir été à l’œuvre pour les métamorphoses qui expriment le passage entre les deux séries d’êtres qui peuplent ce texte : des créatures surnaturelles (anges, dragons, avatars de Dieu déchu) et des représentants du monde animal (serpent, araignée, crabe, pou) – et en tous sens, deux anges sortant d’une araignée, ou un archange devenant araignée.
Pour composer Les Chants de Maldoror, Lautréamont a systématiquement étendu l’art de la comparaison et de la métaphore à tous les aspects des mondes naturel et surnaturel tout en déréglant les procédés traditionnels de celles-ci, comme dans l’évocation de Mervyn. Mais cet exemple fait surgir une nouvelle question : à partir du moment où Man Ray a photographié la composition suggérée par la citation de Lautréamont, la situation que décrivait cette citation – la comparaison que le corps de Mervyn fait surgir dans l’esprit de Maldoror – n’était-elle pas réduite à l’image de la comparaison elle-même qui n’évoque nullement ladite situation ? Autrement dit, il semble que Man Ray ait réalisé l’opération de Lautréamont en sens inverse : ce dernier avait opéré une « idéalisation de la matière » des mots qui composaient son texte, et Man Ray a « re-matérialisé » ces mots. Mais, dans cette opération de synthèse, il s’est d’abord arrêté en chemin puisqu’il n’est pas remonté jusqu’au corps, et la mise à mort de Mervyn n’a pas lieu sur une table de dissection. Le récit de Lautréamont s’en trouve réduit à un « jeu de mots » formel, désincarné.
Cet exemple montre que, bien que la pratique photographique de Man Ray puisse sembler plus proche de l’artisanat d’art que de la « pure » création littéraire de Lautréamont, les deux productions ont à la fois une valeur d’échange – le livre aussi bien que la photographie ont été reproduits pour être commercialisés comme des marchandises – et une valeur d’usage résidant dans sa lecture pour l’un et sa contemplation pour l’autre. À ce point de l’exposé, il conviendrait peut-être de distinguer ces deux catégories de la valeur car, si l’échange est une opération inclusive, l’usage renvoie à quantité de pratiques.
L’échange ramène en effet les objets qu’il met en relation à une même mesure, donc à un nombre : un tableau de peinture équivaut au nombre d’unités monétaires qui ont permis son acquisition. Mais on peut en faire des usages très différents : l’accrocher au-dessus de la cheminée pour décorer son salon, le mettre dans un coffre, le prêter à l’occasion d’une exposition… et même l’échanger ou le revendre. Cependant, on évitera de se servir d’un tableau qui représente un sol comme tapis si on ne veut pas risquer de déprécier sa valeur d’échange, tandis que l’inverse est possible, à l’exemple des mosaïques qui ont été confectionnées par des artisans pour servir de pavage avant que des fragments en soient exposés comme des tableaux[4]. On évitera donc de se servir de la toile d’un tableau convenablement lavée comme d’une pièce de tissus pour confectionner un vêtement, mais rien ne l’interdit en principe puisque la propriété, dans la quasi-totalité des législations, confère au propriétaire le pouvoir d’user comme il l’entend de l’objet possédé… Y compris en le détruisant, sachant que ledit vêtement pourrait redevenir une œuvre d’art, à l’exemple de ceux qui sont exposés au musée des Arts Décoratifs en raison de leur « valeur d’échange ».
Pour sortir de ce jeu de renvois mutuels on pourrait, par exemple, supposer que l’artiste « lutte » pour amener à l’existence une chose qui pourrait ne pas être, son principe d’existence ne résidant pas en elle-même. René Passeron[5] a proposé le terme de « quasi-sujet » pour définir cette « chose » qui, tout en n’étant pas un « sujet » au sens de « personne consciente », n’en est pas moins doté de quelques-uns de ses attributs en héritage de la « conduite créative » qui l’a engendrée. Ce serait donc l’intention de l’auteur qui serait déterminante dans le « faire art » ou dans le « fait d’art », qu’elle soit ou non reconnue par le « monde de l’art ». Ce qui est remarquable dans cette manière d’aborder la question de l’art, c’est qu’elle se libérerait de la dialectique de la valeur : elle laisserait au marché le soin de fixer les termes d’éventuels échanges qui, eux-mêmes, occasionneraient des usages qui y seraient plus ou moins corrélés.
En effet, ce qui pose problème avec la dialectique de la valeur, c’est qu’elle suppose que l’échange soit premier, et universel, et qu’il entraîne un certain accord sur les usages des « produits » – peu importe que ce soit de l’art, de l’artisanat ou de l’industrie –, impliquant ce que Karl Marx avait identifié comme un « fétichisme de la marchandise »[6]. Or, pour Georges Bataille, ce n’était qu’une « perversion » et un détournement du véritable fétichisme puisque le fétiche était, pour lui, l’objet irremplaçable, « intransposable » : « Ce qu’on aime vraiment, on l’aime dans la honte et je défie n’importe quel amateur de peinture d’aimer une toile autant qu’un fétichiste aime une chaussure[7]. » Et c’est ainsi que toutes les passoires Shadok ont, potentiellement, un « devenir-fétiche » et, à partir de cette « origine de l’art »[8], un « devenir-œuvre »… ou marchandise.
Notes
[1] Les Shadoks sont une série télévisée d’animation française – 208 épisodes de deux à trois minutes – créée par Jacques Rouxel et le dessinateur Jean-Paul Couturier, racontée par Claude Piéplu, qui a été produite par la société AAA (Animation Art graphique Audiovisuel). La série a été diffusée sur la « Première chaîne » de l’ORTF à partir du 29 avril 1968 et jusqu’en 1973 pour les trois premières saisons et, à partir de janvier 2000, sur Canal+ pour la quatrième saison. Au moment de sa première diffusion, la série a opposé des partisans convaincus et des opposants farouches, créant et nourrissant la première polémique de la télévision française publique.
[2] Lautréamont, Les Chants de Maldoror, Chant VI, strophe 1, 1869.
[3] Il s’agit du jeune Mervyn que Maldoror mettra à mort.
[4] On fait ici allusion aux mosaïques de l’époque romaine en Tunisie qui sont exposées au musée du Prado. Et l’artiste indien Subodh Gupta a exposé du 9 janvier au 28 février 2023 au Bon Marché des installations composées avec des ustensiles de cuisine « accumulés, étincelants, patinés par les marques du temps » (communiqué du Bon Marché).
[5] René Passeron, La naissance d’Icare : éléments de poïétique générale, Ae2cq éd., 1996.
[6] Karl Marx, « Le caractère fétiche de la marchandise et son secret ». Le Capital [1867].
[7] Georges Bataille, « L’esprit moderne et le jeu des transpositions ». Documents, n° 7, 1930.
[8] « L’Origine de l’œuvre d’art » est le titre d’une conférence prononcée par Martin Heidegger en 1935. Son texte définitif sera édité dans Chemins qui ne mènent nulle part [1950].