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Environnement naturel et expressions culturelles et artistiques identitaires cas de


Professeur Mohamed GOUJA









Professeur Mohamed GOUJA

(Université de Gabès - Tunisie)

Le rapport de l’homme à la nature est indéniablement un élément déterminant dans sa composition affective, intellectuelle, philosophique, spirituelle voire physiologique. Cet élément souvent absent dans les approches culturalistes des sciences humaines et des différentes disciplines qui leur sont apparentées, nécessite une attention particulière. Considérés comme éléments exogènes à la performance humaine, la nature et l’environnement écologique sous leurs formes les plus diverses, ne sont que d’une manière secondaire impliqués dans le processus sociologique, culturel et artistique. Cette lecture du rapport de l’homme à l’environnement aurait par contre beaucoup à apprendre de cette relation, si l’environnement écologique n’était plus considéré comme un cadre détaché de l’activité humaine, mais comme une composante confectionnée quelque part par l’homme, soit en la manipulant selon ses propres besoins soit en lui préservant un statut donné. Prétendre que la nature produit la culture peut susciter des réticences, mais on parle bien de cultures et de sociétés naturelles (au lieu de primitives). Héraclite (VIe s.-Ve s. av. J.-C.) disait : «La vraie sagesse est de parler et d’agir en écoutant la nature» (fragment 126) ou «L’homme n’a pas de raison. Seul le milieu ambiant en est pourvu.» (fragment 147). C’est enfin par cette conception stoïcienne formulée par Cicéron, que nous allons entrer au vif de notre sujet : «Il y a une nature qui contient le monde et qui le dirige tout entier, et elle n’est pas privée de sentiment ni de raison». Le cas de l’insularité est un exemple édifiant du puissant pouvoir dont est dotée la nature à contenir le monde et à le diriger avec raison, sagesse et sentiment. L’exemple que nous proposons est celui de l’île de Jerba (ou Djerba), île du sud-est tunisien qui traduit l’intime complicité de l’homme avec la nature dans le façonnement du milieu insulaire et décrit les mécanismes et les interactions mis en œuvre par l’insularité dans la formulation du modèle social et des expressions culturelles et artistiques de l’île. L’insularité de l’île de Jerba, ainsi que toutes les formes d’insularité (les îles et par extrapolation les déserts et tous les écosystèmes abritant l’homme), n’est pas uniquement un phénomène géologique, géographique ou écologique, elle est surtout une interaction entre la nature et l’homme dans ses dimensions sociales, culturelles et artistiques. Quelle lecture peut-on faire de cette notion d’insularité, et dans quelle mesure elle est susceptible de déterminer l’impact de l’insularité sur la culture et l’art, mais aussi le rôle des expressions artistiques dans la formulation de l’insularité?. Il y’a en effet nécessité d’une lecture approfondie de la notion d’insularité dans ses dimensions humaines, de l’impact de l’homme sur l’insularité et de l’impact de l’insularité sur l’homme : L’Homme, la Nature et la culture, constituent trois paradigmes à travers et actaur desquels s’est structurée une œuvre qui a tant émerveillé, il s’agit de l’île de Jerba. La Narnre de l’île avec toutes les projections que le terme peut comporter, y est pour beaucoup. Elle se résun e dans la géographie, le climat, l’écologie, la flore, la faune, les couleurs (ciel, terre et mer) les lumières (de jour et de nuit), les sons (clapotis des vagues, stridulations des cigales..), les odèUrs et les parfums etc.. Une nature qui s’est démarquée de l’univers désertique avoisinant si imposant, sans pour autant s’en détacher. L’Homme y est aussi pour quelques chose, sans lui, JERBA n’aurait peut être, pas existé. Issu des différentes superpositions civilisationnelles qui s’y sont relayées, l’habitant de l’île a su en soustraire la connaissance et la sagesse requises pour bien mener la mission qui lui a été léguée, celle de transmettre et de communiquer un lourd héritage, tout en l’enrichissant par sa propre expérience. L’île de Jerba est un exemple impressionnant de la communion entre l’homme et la nature : par les modes de gestion d’un territoire insulaire limité, par la diversification des activités humaines, par l’intégration de l’habitat dans le milieu naturel, par son adaptation aux conditions climatiques, par les techniques et les styles d’un savoir faire ancestral, par l’usage de matériaux locaux, par l’économie des énergies, par l’art et l’omniprésence du beau et par tant d’autres aspects, qui ne peuvent que nous obliger à reconnaître la profonde sagesse et le minutieux savoir de l’homme traditionnel, et nous rappeler le respect et la considération que nous lui devons. La Culture qui a surgi de cette communion entre l’homme et la nature, n’aurait pas eu lieu non plus, s’il n’y avait eu dans l’île, depuis la nuit des temps une fantastique fluctuation de peuples hétéroclites, de courants d’idées hétérogènes, de savoirs faire, de coutumes, d’expressions artistiques, sémiotiques, rituelles et écologiques (costumes, gestes et attitudes du corps, cuisines, modes, esthétiques, rêves, (rapport à la terre, organisation de l’espace, aménagement des paysages, modes d’exploitation des ressources naturelles..) etc... Il en résulta une société, bien en avance sur son temps ; le mode de vie dans toutes ses dimensions et le modèle de société (les rapports à l’environnement naturel et humain), représentaient à Jerba l’élément consensuel fondamental de la citoyenneté (déjà à l’époque romaine, Jerba avait connu un système municipal très développé, l’organisation des ‹azzâba à l’époque arabe-musulmane fut plus qu’édifiante). La notion de société civilè n’y était pas étrangère. La structuration de la société qui en découla, lui garantissant souvent une autonomie de gestion (nidhâm al-’azzâba), permit également à ces origines disparates de fusionner et de construire ensemble le modèle culturel de l’île, qui nous parvient sous forme de Patrimoine, notion que nous utilisons souvent dans un sens restrictif et péjoratif, mais qui mérite au moins d’être lue.

Eléments de la culture de l’île :

Le patrimoine de l’île de Jerba englobe tous les éléments matériels et immatériels (historiques, culturels, spirituels, sociaux, économiques, écologiques..), touchant de près ou de loin à l’activité de l’Homme.

Ce patrimoine présente une diversité et des spécificités multiples dont on pourrait définir les thèmes principaux selon les axes suivants :

  • Histoire et Mythologie : Les sites et les monuments (antiques et islamiques), la mer et la terre, le brassage culturel, les luttes pour la conservation, la société et la culture...

  • Coutumes et traditions : Traditions religieuses (support spirituel, culturel et artistique), traditions communautaires spécifiques (berbères, noires..), expressions artistiques et spatiales (patrimoine bâti et architecture traditionnelle..), traditions culinaires..

  • Activités économiques traditionnelles : commerce et échanges, artisanat et métiers (poterie, tissage, vannerie, nattes, pêche, agriculture ...).

  • Culture et savoir (bibliothèques traditionnelles et manuscrits, institutions traditionnelles : medressa, traditions scolaires,...).

  • L’art et les formes d’expression artistique : Architecture, Musique, Artisanat (motifs, signes et symboles..), configurations du paysage...

  • Environnement naturel et écologique : faune et flore, zones humides, écosystèmes, biodiversité...


Ces expressions si variées de la société Jerbienne traditionnelle, se rejoignent toutes, s’entremêlent, se confondent à certains niveaux, comme pour rappeler qu’elles sont solidaires, indissociables et que toutes les dislocations qu’on est entrain de leur faire subir ne leur conviennent guère. Le Paradoxe de l’Art et la singularité du beau: œuvre de l’insularité Tout connaisseur de l’île de Jerba traditionnelle est toujours surpris par l’omniprésence d’un art cultivé et d’un goût raffiné dans tous les domaines où l’homme a eu à intervenir, c’est à dire dans tous les domaines liés à l’insularité (l’architecture vernaculaire, l’environnement et l’écologie, la gestion des ressources, les traditions vestimentaires, l’organisation sociale etc..). L’art resurgit en fait dans les moindres détails de la société traditionnelle, mais sans oser se déclarer en tant que tel. Paradoxalement, tout le raffinement par lequel les artisans de la culture insulaire avaient imprégné leurs œuvres, n’avait de valeur pour eux que dans la mesure où il contenait une dimension fonctionnelle, utilitaire. L’intérêt pour l’esthétique n’est jamais une fin déclarée, mais rien n’échappe à ses règles. Pour ce qui est de la musique par exemple, tout se présente, comme si cette société était dépourvue de tout intérêt pour le phénomène sonore, l’usage des instruments de musique a toujours été vu d’un œil sceptique et méfiant par le discours théologique traditionnel. Ce n’était que pure apparence, car contrairement à ce que le discours officiel traditionnel annonçait, la pratique de la musique était autant omniprésente que les autres expressions artistiques, sans toutefois se déclarer comme une expression musicale. Constat plus frappant, toutes les activités régies par les instances religieuses sont exécutées dans un cadre musical (psalmodies, chants, musicalité du discours..) et la plupart des activités sociales quotidiennes sont accompagnées par des chants d’hommes et de femmes. Le langage même est imprégné d’une musicalité qui varie d’un village à un autre en rapport avec les caractères ethniques et linguistiques (berbérophone originaire de l’île, berbérophone d’origine étrangère à l’île, arabophone...). Déclaré ou non, l’art n’en reste pas moins une composante fondamentale dans la définition de l’insularité de Jerba, il importe, par contre, de lui trouver la définition que les insulaires traditionnels lui associaient et les raisons qui font que nous ne puissions y trouver de signification que s’il est banalement vulgarisé. La musique de l’île de Jerba Bien qu’entourée de tout le scepticisme que nous évoquions, la musique constitue un des volets les plus illustres des expressions artistiques de l’île de Jerba. Elle résume cette communion entre l’homme et la nature, engendrée par l’insularité, et témoigne de l’importance de la place qu’occupaient les expressions artistiques dans la société insulaire traditionnelle. Par musique de l’île, nous entendons donc désigner toutes les manifestations instrumentales et vocales, religieuses et profanes, déclarées ou non déclarées comme phénomènes musicaux. Nous nous limiterons cependant, à la musique instrumentale véhiculée par la formation dite des tabbâla de Jerba, appellation due à l’instrument de percussion utilisé, le tbal, tambour cylindrique, qui est accompagné de la zukra, sorte d’hautbois assez répandue en Tunisie et dans les pays maghrébins, (aussi en Turquie, en orient, en Inde etc ..). La formation orchestrale des Tabbâla suscite un intérêt particulier, car elle se manifeste comme une pratique purement instrumentale, où le chant, considéré comme une pratique «dégradante»1, y est interdit. Cette prééminence de la musique instrumentale, atteste bien évidemment de l’existence d’une tradition musicale finement élaborée, dotée d’une connaissance des mécanismes du système musical et d’une perception esthétique conditionnant toutes les procédures de mise en œuvre de ces mécanismes ; elle est sous tendue, en d’autres termes, par un savoir théorique musical implicite (au niveau des modes tubû ‹, des rythmes cycliques et acycliques, des styles et techniques de jeux, de la structuration des pièces instrumentales, des dimensions sémantiques : la signification sociale et la symbolique des pièces du répertoire, le langage «tambouriné»...). Les éléments structurels et conceptuels de ce répertoire instrumental et l’agencement de tout le discours musical qui en découle, s’étant formulés dans le cadre de l’insularité, nous informent sur plusieurs aspects du fonctionnement de celle-ci :


  • Le répertoire exhibe les caractéristiques de la musique dite «savante». Nous relevons dans ce répertoire une modalité développée, une musique destinée à être écoutée et savourée, une subtilité et une richesse des mouvements mélodiques et des modes rythmiques et un jeu orchestral finement structuré etc., qui réfèrent aux traditions aristocratiques des élites sociales des centres du pouvoir.

  • Il réfère à des influences culturelles disparates (les bashraf et fanfares turques, mâlûf ..), mais aussi à une formulation authentiquement locale faisant allusion à la place qu’occupe l’île dans son univers géographique le plus proche : le sud tunisien (berbérisme, apports africains, apports hilaliens ?..), la méditerranée (affinités avec la musique de l’île de Kerkennah, thèmes liés à la mer, éventuels échos lointains d’influences espagnoles, siciliennes ou catalanes ...).

  • Il reflète la complexité de la composition ethnique et socioculturelle de l’île et les paradoxes qui en découlent (musique et société, ibadhisme et musique, musique et communautarisme). Bien que constituant la synthèse de tout le brassage culturel qu’a connue l’île, le répertoire a été développé, perpétué et conservé par la communauté noire. Le choix des instruments en usage dans cette musique instrumentale (Zukra et Tbal), fut-il arbitraire ? comment expliquer l’absence du Gumbri, l’instrument à corde typique des communautés noires de Tunisie et du Maghreb.

  • Il est aussi énigmatique par la difficulté de lui attribuer une histoire ; il contient beaucoup d’éléments qui confirment une forte influence ottomane au niveau du lexique (‹asmallî,..), mais aussi au niveau du système musical (imprégné par une forte modalité maqâm et tubû‹), des instruments et des pièces (qui rappellent le répertoire des janissaires). La forme instrumentale fut­ eIIe introduite par les ottomans, en l’occurrence par leurs gouverneurs locaux, les Ben Jloud de 1560 à 1759 et surtout les Ben Ayed de 1759 à 18492. D’un autre côté, peut-on imaginer q’une tradition musicale aussi riche et si bien structurée puisse émerger du vide, sans le recours à un héritage et à une tradition antérieure?

En dépit de cette forte présence de la musique dite «savante», musique apparentée dans une grande partie de ses éléments à une élite socio-politique citadine tunisienne des quatre derniers siècles (du 6ème au 20ème), les éléments distinctifs d’un langage musical spécifique de l’île de Jerba, sont manifestes. Ils sont rythmiques, mélodiques et surtout d’ordre «rhétorique» (agencement des éléments du discours) et «sémantique» (la musique et la société y sont intimement liées). Rythmes et percussions : Le Tbal, un tambour à cadre de forme cylindrique, le plus grand par ses dimensions de tous les tambours de Tunisie (68 cm de diamètre, 58cm de hauteur)3 est l’instrument à percussion distinctif de cette formation instrumentale typique de l’île de Jerba. C’est un instrument de plein air. Il est utilisé pour jouer en solo et pour accompagner l’unique instrument mélodique de l’orchestre, une sorte d’hautbois (à anche double) la zukra. Les formules rythmiques du Tbal sont cycliques et acycliques, elles sont continuellement marquées par une cellule rythmique typique du répertoire, c’est un motif constitué d’une double croche (coup fort de timbre Tak) suivie d’une noire (coup fort de timbre Dum). Ce motif «migrant4 est en quelque sorte l’artifice générateur de la rythmique»5, on le retrouve dans toutes les étapes, toute la signification de la pièce a l’air de s’organiser autour de lui. D’un autre côté, le caractère acyclique qui caractérise certains rythmes est à rapprocher de la notion de tâla de la musique indienne, où le rythme semble évoluer dans une logique de «modalité rythmique». La ligne rythmique est quasi indépendante de la ligne mélodique, elle la soutient, l’accompagne, tout en s’en distanciant par des configurations qui ne concordent pas avec le découpage mélodique, en embrassant parfois des unités de mesures différentes : 16/4 «binaire» pour la mélodie, 12/8 ternaire pour le rythme du tbaz6. Le rôle assigné à la ligne rythmique, 3ussi bien dans le cas des rythmes acycliques ou des rythmes périodiques, lui permet de se comporter par rapport à la configuration rythmique de la mélodie, comme un support et comme «un élément de contraste, créant une polyrythmie complexe»7. Le rythme est ici émancipé, il se démarque de la tutelle de la mélodie, il développe son propre message par des configurations qui le distinguent. L’univers rythmique que produisent les percussions du Thal, s’articule dans une logique qui nous éloigne de l’ isorythmie rassurante de la musique classique traditionnelle dite «savante» (répétition de cellules rythmiquement identiques). Il y’a dans cette distinction un démarcation par rapport au répertoire souche dont nous avons attribué les influences principales à la culture ottomane et à la musique classique tunisienne. Ce dépassement substantiel est révélateur des mécanismes d’assimilation que l’insularité met en œuvre pour absorber, confectionner et s’approprier les différents apports qui lui sont proposés ou imposés. Cet affranchissement du rythme, perpétué par la communauté noire de l’île et qui en a toujours le monopole, a plus d’une signification ; ne serait-il pas l’écho d’une forme de revendication d’affranchissement d’un certain statut social qui les enchaînaient ?. Dans la musique des Tabbâla, le rythme a aussi pour fonction de véhiculer des messages et de communiquer les informations. Les percussions produites par le tambour tbal, instrument prestigieux et très bien adapté aux espaces ouverts de la nature de l’île, sont perçues comme des messages dont la signification est à la portée de tous les insulaires. Ce langage rappelle par l’usage dont on fait, les «tambours parlants» des sociétés africaines sub-sahariennes, par le fait qu’on l’utilise pour la transmission des messages. Il annonce par exemple et surtout les différentes étapes des festivités du mariage, du premier jour jusqu’au dernier (7 jours), à chaque étape correspond une pièce rythmique spécifique, qui est assimilée et comprise par les auditeurs. A la différence du langage tambouriné, le Tbal ne transmet pas des messages phoniques mais des percussions chargés de codes rythmiques spécifiques et perçus comme tels. On parvient de la sorte à inviter les gens sans avoir à se déplacer pour le faire, à les faire participer même de loin au bon déroulement de la cérémonie, à leur faire partager les émotions que peuvent susciter quelques épisodes de la cérémonie etc.. La grande liberté dont dispose le percussionniste tabbâl au cours de l’exécution de s’investir, de marquer sa contribution au discours par des additifs imprévisibles, dont l’éloquence n’est saisissable que par un auditoire averti, donc imprégné du système (liberté qui n’est octroyée qu’aux maîtres stâ tabbâl), attribue au propos rythmique une notoriété discursive qui lui permet de voler de ses propres ailes en compagnie de la ligne mélodique confectionnée par le hautbois zukra et souvent par un groupe de trois zukra et même plus. C’est ce libre usage de la part des maîtres stâ, qu’ils soient percussionnistes ou joueurs de zoukra, qui donne au langage musical la pertinence qui le rend intelligible. La ligne mélodique est également manipulée avec une aisance telle qu’à chaque manifestation, une nouvelle lecture y est engagée, le sens n’est pas lié à une forme figée, l’objet musical est fluctuant, il est opposé au formalisme rigide, le système est souple et ouvert. Le contexte dans lequel se déroule le jeu est déterminant, les performances ainsi que les aptitudes sont altérées dès que les musiciens sont déplacés de leur environnement social et écologique traditionnels. La contrainte que les musiciens tabbaâla subissent dans les représentations qu’ils donnent dans le contexte folklorisant des hôtels, par exemple, altèle l’authenticité du discours, car il est amputé de l’impact sur l’auditeur (de la performance live), il est de surcroît vidé de son sens. Le sens de cette musique est tributaire de la complicité qui se développe entre l’interprète et l’auditeur, comme si le public construisait l’objet. A ces deux conditions, il faut ajouter l’élément «nature» qui n’en est pas moins important, il doit entrer en jeu pour que la communion se réalise. Ces trois conditions réunies : musiciens, auditeurs avertis et milieu naturel, le message de la musique des tabbâla de Jerba est susceptible d’être perçu, il se manifeste alors comme un facteur d’unification sociale. La fluctuation de l’objet musical qui est la résultante logique et objective de la liberté d’expression inhérente à plusieurs traditions musicales, est perceptible à plusieurs niveaux (poïétique, immanent, esthésique) dans la musique de l’île de Jerba. Au niveau des processus compositionnels (poiëtique), le répertoire (seul témoignage de l’existence d’une stratégie compositionnelle des oeuvres) a effectué une sélection ingénieuse de pièces et d’œuvres qu’il a soustraites à un fonds, à un condensé, d’expressions accumulées, superposées durant les siècles.

Cette sélection offre à l’objet musical les moyens d’adopter des modèles et des structures variés qui réfèrent à des origines diverses, de les rassembler et d’en extraire des configurations nouvelles. C’est ce que nous pouvons constater lorsque les musiciens jouent les suites traditionnelles ; d’une suite à l’autre et selon la fonction qui lui est attribuée, des prédominances stylistiques de types différents sont constatées, dénotant des ascendances et des influences entremêlées : modalité (maqâmiyya arabo-turque avec les tubû’ caractéristiques du mâlûf tunisien), musique sahraoui, berbérisme (airs accompagnant le cortège de lajahfa ?), pentatonisme, rythmes binaires, rythmes ternaires, polyrythmie etc. Cette fluctuation est nettement perceptible au niveau de l’exécution (niveau neutre ?) : les degrés et les intervalles sont instables et en perpétuelle vacillation entre des valeurs proches, la phrase musicale et les motifs distinctifs qui lui sont appropriés, déterminent les valeurs que doivent prendre les degrés et les intervalles. Mélodies et répertoire : L’univers mélodico-rythmique fluctuant de la musique instrumentale de Jerba, est également minutieusement structuré au sein d’un répertoire constitué d’une panoplie de pièces distinctes, portant souvent des noms qui s’apparentent à une activité sociale (rwâ, creusage d’un puits), à une cérémonie (ba rbûra, bambar..liées au mariage), à un air sawt rappelant un conte ou à une référence musicologique (châla, asmallf, gargnî,..) etc. Comme il a été souligné, ce répertoire musical de l’orchestre des tabbâla est intégralement instrumental, (il arrive de nos jours qu’on y intègre des chants).

Cet aspect rappelle le statut privilégié qu’a toujours connu la musique instrumentale dans les traditions musicales arabomusulmane (durant toute son histoire, depuis le 3ème H/9ème au moins, la nûba en orient et en occident musulmans, fut accompagnée de pièces instrumentales indissociables du corpus, elle l’est toujours en Tunisie, en Algérie et au Maroc, pour ce qui concerne le Maghreb : Msaddar, tawchiya ...). Le répertoire instrumental de la musique des tabbâla de Jerba8, bien que ne représentant qu’un élément des traditions musicales de l’île, celui attribué et perpétré par la communauté noire (musique instrumentale, répertoire cohérent, traits distinctifs..), il en est aussi le fidèle conservateur. Il s’agit en fait d’un répertoire qui a réussi à traduire sous une forme instrumentale, l’essentiel des expressions musicales de l’île : les chants reformulés sous forme de pièces instrumentales aswât, les motifs, les signes et les traits distinctifs des airs que nous retrouvons dans les chants des femmes, dans les liturgies, dans la psalmodie du Coran, dans la musicalité du langage parlé, qu’il a structurés, modelés pour en extraire un modèle dans lequel tous les insulaires se reconnaissent. En minimisant le support linguistique, il a attribué au langage musical une dimension sémantique propre à traduire par les sons rythmiques et mélodiques le message de l’insularité; il signifie ouverture (vers l’extérieur, accueil de l’arrivant, migration..), assimilation (des apports nouveaux..) et fusion (symbiose des apports au sein d’un modèle spécifiquement insulaire). La corrélation entre le répertoire instrumental des tabbâla de Jerba et l’insularité < erbienne» nous paraît un élément essentiel dans le déroulement de l’événement musical. Ce n’est pas d’ailleurs par hasard, que c’est dans l’île de Kerkenna que se trouve le modèle le plus apparenté à cette musique. La Forme orchestrale : arbitrage ou choix conditionné par l’insularité ? : Le seul instrument mélodique utilisé dans !’île au sein de cette formation orchestrale traditionnelle est un instrument à vent la zukra, sorte d’hautbois sans clés (chalumeau), accompagné du tambour tbal dont la fonction, comme nous l’avons souligné, est rythmique et quelque part mélodique. Les instruments à corde, bien qu’occupant une place de choix dans les traditions musicales maghrébines, sont absents. La configuration complète de l’orchestre, comprend en général un ensemble de trois joueurs de zukra et trois percussionnistes jouant le tbal, créant ainsi une atmosphère solennelle et une mélodico­ rythmique majestueuse, que plusieurs musicologues ou ethnomusicologues qualifieraient d’«hétérophonique». Cet instrument mélodique à vent possède la particularité de produire des sons continus, liés (aswât muttasilah). Il est joué par les musiciens de l’île selon la technique de la respiration circulaire, qui permet de maintenir indéfiniment la continuité de la ligne mélodique.

Ce!te particularité lui confère par la puissance de ses sonorités et du timbre particulier qu’il produit sous l’effet de l’anche double et de la forme de son tuyau s’évasant en pavillon, une prédisposition à être joué en plein air. Quand il est multiplié par trois et accompagné par les trois volumineux tambours tbal, la nature entre en jeu, elle reçoit le message et le transmet à son tour, ce sont les conditions d’une parfaite audition de cette musique. L’entendement qui en résulte est vérifiable. Il suffit de comparer cette atmosphère à celle produite entre les murs des villes récemment développées, où le message est étouffé non seulement par l’effet de l’acoustique des bâtiments, mais aussi par l’attitude des auditeurs qui, déplacés de l’environnement naturel de la production d’une telle communication musicale, reçoivent un message désorienté, voire mutilé. Il ne réagissent plus au message, mais à l’idée qu’ils en ont. Ce ne sont plus des auditeurs réceptifs et attentifs, enveloppés par l’atmosphère sonore et amplifiée de la nature, ils deviennent des consommateurs d’un produit qu’ils apprécient. Le choix de cette forme orchestrale ne s’expliquerait sans doute pas seulement par les influences de la culture ottomane (fanfares des janissaires, tabhâl al-bâcha..). Ce choix est surtout dicté par le fait qu’elle représente une des formes d’expression musicale qui s’accommode le plus à la contexture de la société de l’île dans sa configuration sociale, culturelle et écologique. Elle est appropriée au milieu écologique, par ses performances en tant que formation de plein air, et au milieu socio-cu1turel, car elle permet d’accompagner et d’encadrer les différentes manifestations sociales et rituelles célébrés dans leur milieu naturel insulaire. Elle est aussi appropriée par sa capacité de prendre en charge les différentes formes d’expression musicale coexistantes dans l’île. Nous pouvons d’ores et déjà relever des interférences entre ce type de fonctionnement et celui de l’architecture vernaculaire de l’île. La musique et l’architecture ont par exemple en commun à Jerba un discours caractérisé par une «linéarité circulaire», (prolongement de la linéarité circulaire du cosmos), un profond respect et une totale déférence à l’égard de la nature, et une sobriété qui est aussi une des caractéristiques comportementales que l’on attribue à l’habitant de l’île. Une tradition musicale si enracinée et si peu déclarée ne peut que susciter l’intérêt de la recherche et entraîner une éventuelle action de sauvegarde dont les modalités paraissent incertaines, à cause surtout des mutations que le modèle social traditionnel et ses composantes écologiques, urbanistiques, culturelles et artistiques sont entrain de subir. L’étude de l’impact de l’environnement écologiqüe sur les productions artistiques et culturelles, sur les langages, sur les systèmes qui les régissent et sur tous les aspects distinctifs et identitaires de ces productions, peut être d’un grand apport pour les études sociologiques et musicologiques. Si le découpage des systèmes musicaux et des pratiques musicales dans les sociétés dites à traditions orales, est guidé dans l’approche ethnomusicologique par les données ethniques et socioculturelles, l’approche«écomusicologique» est appelée à faire recours à un découpage basé sur la répartition géographique et écologique des systèmes et des pratiques musicales, en adoptant une démarche d’investigation qui tient compte de la biodiversité dans ses dimensions culturelles et sociales. La diversité qui constitue en elle même une richesse et un gage à préserver comme un atout stratégique pour tout développement durable, nécessite une méthodologie d’approche capable de tisser les liens entre les différentes composantes de l’environnement et des environnements qui se recoupent dans une dynamique multidimensionnelle en perpétuelle activité. Tous les éléments impliqués de près ou de loin dans le processus de cette dynamique doivent être pris en considération. La lecture de la relation entre le territoire, les expressions artistiques et le milieu naturel qui les embrasse, conditionne selon l’approche adoptée les attitudes à entreprendre à 1’égard de ces productions, attitude dont les retombées peuvent avoir des incidences directes sur le processus de développement à adopter dans une société donnée.



 

1 Cf. entretien avec feu Sai»d Bû Nûh, qui affirme que le chant est étranger au répertoire des Tabbâla, car «dégradant», les musiciens pouvaient jouer les mélodies de chansons sans les chanter. Entretien enregistré par l’Association pour la Sauvegarde de l’île de Djerba.


2 Cf. GOUJA Mohamed, Rasâil al-Hîlâtî, manuscrit corrigé et annoté par Mohamed Gouja, Dar al-Gharb al-Islâmî, Beyrouth 1998, 117-123.


3 GOUJA Zouhayer, Communauté noire et tradition socioculturelle ibadhite de Jerba, thèse de Doctorat, Université de Paris VIII, 1996, 309.


4 Cf. During Jean, Quelque chose se passe, Le sens de la tradition dans l’orient musical, 424, «la signification de la pièce qui s’organise autour de ce motif migrant; ...qui fait de la performance de la même pièce quelque chose d’absolument unique et singulier».


5 GOUJA Zouhayer, ibid.


6 GOUJA Zouhayer, ibid, 324.7 Ibid., 327.


8 Cf. Gouja Zouhayer, ibid.

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