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Influences africaines chez Matisse et Picasso


Professeur Benjamin BROU KOUADIO

(Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)



Influences africaines chez Matisse et Picasso


Sous l’influence directe de la statuette Vili, Picasso réalise à l’automne 1906 les Deux nus1 ou le Nu sur fond rouge du musée de l’Orangerie à Paris, et Matisse les deux versions du Jeune marin I et Il. La statuette Vili formera le motif central de sa Nature morte à la sculpture africaine de 1906- 19072. Matisse réalisera aussi d’autres oeuvres çlont Deux Négresses3, La Serpentine4 ou le tableau Nu bleu, souvenir de Biskra5 sous l_’influence des modèles de femmes noires en général et africaines en particulier. L’artiste découvrira dans ces femmes quelque chose de nouveau, différent de ses modèles habituels. Ainsi, pendant l’hiver 1907-1908, il recourt à un cliché représentant deux jeunes filles Targui nues et enlacées pour exécuter sa sculpture Deux Négresses. Pierre Schneider6 et Isabelle Monod-Fontaine7 ont publié les clichés qui lui ont servi de sources. Dans une suscription manuscrite portée au verso d’une carte-lettre adressée à Picasso par Léo Stein, en février 19098, Picasso également avait noté ceci : ‹ la humanité féminine, la femme d’Afrique’, en référence directe9 à l’album photographique utilisé par Matisse pour ses Deux Négresses. ‹Femme d’Afrique’ fut en effet le sous-titre de plusieurs livraisons d’une revue hebdomadaire intitulée ‹L’Humanité féminine’, publiée entre 1906 et 1907, et dont Matisse avait utilisé le numéro de décembre 1907 comme source pour son bronze10. Egalement fasciné par la couleur et les formes simplifiées des masques punus, Matisse va aussi y puiser des éléments plastiques pour la construction par exemple du Portrait de Madame Matisse11 et Le Violoniste à la fenêtre12. Ces masques vont aussi l’influencer pour la réalisation de sa série de visages-masques dès 190813. Picasso également, dans la construction de son primitivisme géométrique, se servira aussi des femmes d’Afrique de l’Ouest comme modèles, il intégrera leurs formes et postures dans deux œuvres qu’il a réalisées dès 1906 : Nu de dos au bras levés14 et Nu de face. L’artiste, en effet, a eu recours à des cartes postales représentant des femmes africaines d’origine Bambara, Malinké et Bobo, pour travailler ces œuvres. Il s’agit de photographies qui ont été prises entre 1905 et 190615 par Edmond Fortier, un français installé au Sénégal pendant la période coloniale. Ces deux grands dessins : Nu de dos aux bras levés et Nu de face aux bras levés16 combinent la référence aux «modèles indigènes» porteuses de calebasses et les modalités de stylisation synthétique de la statuaire «primitive». Picasso ainsi donc, part de ces modèles africains comme d’un répertoire de vocables, exploite les poses déclinées par la séquence des cartes postales et agrège par fragments des corps scarifiés à demi dévêtus dans des montages composites engendrant des créatures protéiformes17. Les archives Picasso conservent cette série de cartes postales réalisées par le photographe Fortier18. Picasso alors, à l’instar de Matisse, place les modèles africains au centre de son intérêt. Ainsi, le rapport de ces deux artistes avec les cultures africaines n’est plus à démontrer. Il a même été à l’origine de la collaboration artistique entre ces deux maîtres de l’art moderne. Ainsi donc, s’intéresser au rapport de Matisse et Picasso avec l’Afrique, c’est mettre à jour la place des cultures africaines dans l’histoire de l’art moderne dans une vision globale et intégrée. Car, en effet, beaucoup d’historiens pensent aujourd’hui que l’art, en tant que forme d’expression des sociétés, doit être traité de la même manière que toutes les autres formes de productions humaines, c’est-à-dire, dans une vision globale et intégrée de l’hfrtoire. Nous souscrivons à cette pensée tout en sachant que la pure spéculation logique et rationnelle se heurterait toujours à l’impasse si elle ne prenait pas à chaque instant appui sur des analyses historiques précises19. C’est pourquoi nous mènerons notre réflexion en nous appuyant sur des œuvres précises, concrètement à travers le blanc et les modèles dans les œuvres de ces deux artistes. Car le blanc, en effet, est un élément culturel important en Afrique subsaharienne. On le rencontre dans les cérémonies rituelles sous forme de kaolin. Il évoque le monde cosmogonique, l’au-delà, le pays des morts. C’est pourquoi il serait intéressant ici, d’étudier la présence culturelle africaine chez ces deux artistes à travers ces deux éléments. Il sera donc question de voir en quoi le blanc et les modèles s’articulent chez ces deux artistes comme signe poétique d’altérité liée à l’au-delà. * Chez Matisse Le Portrait de Madame Matisse. Du point de vue plastique, cette œuvre peinte par Matisse en 1913 ne laisse pas indifférent Elle est classée dans la période de la tentation cubiste de l’artiste, et présentée comme ayant été réalisée sous l’influence de Picasso20 eu égard à ses lignes simplifiées et ses couleurs en larges aplats21. Amélie Matisse y est représentée de manière très élégante, mais elle arbore un visage de masque tout blanc et se penche vers nous comme un personnage rituel qui surgit de l’au-delà. Matisse a justement puisé l’idée de l’au-delà lié à la fonction rituelle du blanc dans le masque punu du Gabon. En· effet, les simplifications des masques fang dont les Punus font partie, et qui se caractérisent par le front et le nez d’un seul tenant, les orbites creusées, ont influencé l’artiste dans la réalisation de cette œuvre ainsi que de sa série de visages-masques, dès 190822. Matisse s’est en effet, approprié le fonctionnement de ces masques à travers l’idée de la mort, mais aussi par la posture qu’il fait prendre au personnage. Amélie Matisse nous regarde comme un personnage perché sur une hauteur et dont la vue dominerait le monde d’en bas où se trouve le regardeur. L’idée de la hauteur se retrouve dans la particularité même du masque punu, un masque échassier, qui au cours de sa manifestation rituelle est appelé à regarder vers la terre. Il y a dans ce portrait de Madame Matisse la géométrie des hauteurs, caractéristique des masques punu. Cette géométrie s’exprime également dans les relations entre points, droites, courbes, surfaces et volumes de l’espace de la figure. Ces relations s’expriment dans des rapports de proportions équilibrés et bien répartis. Elles accordent au visage d’Amélie une posture qui incarne intensément une présence mystérieuse23. Cette présence mystérieuse est renforcée par le blanc qui symbolise la mort24 dans les masques punu. Portrait de Madame Matisse à ce moment-là, fonctionne comme un lieu de présences de l’au-delà. A travers son tableau, Matisse révèle la figure de son épouse, comme une présence de l’autre monde. L’artiste accède ainsi, par la peinture à l’altérité. Son acte pictural devient un objet par lequel il parvient au dépassement des réalités de notre monde. Il se projette dans le devenir des êtres et des choses et aboutit à une forme de singularité où le visage de la femme du peintre devient un espace de lutte entre des forces contraires, un lieu où s’affrontent une image de notre monde et celle de l’autre monde. En effet, on reconnaît Amélie, on identifie clairement le fauteuil en rotin de leur résidence-atelier d’Issy les Moulineaux où elle est assise. Mais en même temps, elle joue la fin de sa présence sur terre. Amélie vit à la fois le temps présent, mais aussi l’avenir qu’elle prépare. Par son visage blanc, elle court vers la mort inexorable dans laquelle s’accomplira l’œuvre comme dépassement ou effacement tout simplement. Car, le blanc matissien qu’elle arbore sur le visage est en réalité le signe prémonitoire de sa séparation très prochaine avec son époux. C’est le blanc de la disparition, de la perte, le blanc de l’adieu. Nous sommes en présence d’une œuvre où l’image existe tout en annonçant déjà sa propre fin, comme une mort programmée vers laquelle elle tend25. L’œuvre devient un territoire mortuaire. L’œuvre comme prémonition au sens du devenir fait basculer les réalités d’ici-bas dans l’altérité. Le Portrait de Madame Matisse poétise désormais sur une dimension rituelle dont l’issue finale se trouve dans le monde de la mort à venir. Une telle poésie qui permet ainsi par le blanc d’atteindre le monde de l’au-delà a du sens en Afrique subsaharienne. Les premiers portraits de Matisse également vont contenir cette dimension fortement africaine et fonctionner à l’image des conjoints de l’au-delà, blolo bla et blolo bian26 chez les Baoulés27, attestant ainsi de l’importance de l’autre monde; un monde d’où nous venons et vers lequel nous tendons tous. C’est pourquoi cette phrase de Matisse : ‹je veux qu’il ressemble à ses ascendants mais aussi à ses descendants’28 est très dense de sens. Elle trouve des échos dans la pensée culturelle baoulé où les choses ne peuvent être vraies que dans leur capacité à dépasser le présent et correspondre au futur, tout en restant à la fois présentes et passées. Le Violoniste à la fenêtre. Le blanc comme rituel de la mort chez Matisse, se retrouve également dans Le Violoniste à la fenêtre. Cette œuvre évoque la mort d’une part parce qu’elle n’a été vue par le grand public qu’après la mort du peintre, en 1954. C’est justement pour cela qu’elle est souvent qualifiée de dernière œuvre de Matisse, alors qu’elle a été réalisée depuis 1918. D’autre part, ce tableau présente un violoniste qui nous tourne le dos, regarde dehors par la fenêtre où tout est blanc ; on y retrouve une fois encore cette couleur de la mort. Ce violoniste, c’est Matisse lui­ même. Dans ce dernier tableau, l’artiste nous tire sa révérence, il quitte cette terre, il regarde vers l’au-delà, le monde des morts. Son travail sur la terre est désormais terminé. La scène qu’il est venu jouer sur cette terre en tant qu’artiste peintre est achevée, le rideau se referme. En effet, les deux gros aplats de couleur noire verticalement appliqués par Matisse de part et d’autre de la fenêtre ouverte ressemblent bien à des rideaux. Les meneaux de la fenêtre passent juste devant les yeux de l’artiste comme pour les ‹crever’, et le rendre aveugle. Matisse en effet, considérait la cécité comme la mort du peintre. De son vivant, il aimait dire: «j’apprend à faire de la musique pour que le jour où je mourrai, je puisse continuer à créer en faisant de la musique.» Ici, nous avons en lieu et place d’un peintre un musicien. Matisse est mort, il se tourne vers le blanc, la couleur de la mort, couleur de l’au-delà. Il fixe et regarde ce blanc à travers lequel il accède aux pays des morts, cet ailleurs, ce monde des morts qui l’a tant fasciné dans la culture punu. A travers le blanc, le peintre disparaît, accède à l’altérité, il laisse la place au musicien. * Chez Picasso Dans Nue de face aux bras levés de Picasso également, le visage du personnage est peint tout en blanc, sa tête ovale arbore des orbites d’yeux également ovoïdes, creux et vides. Ce nu nous regarde intensément. Il nous fixe d’un regard à la fois présent et perdu qui évoque l’altérité comme un ailleurs cosmogonique. Le blanc utilisé dans la réalisation de ce dessin confère au visage du personnage un caractère intensément étrange qui le transporte au-delà des réalités de notre monde. On retrouve une fois encore symboliquement cette dimension rituelle du blanc, liée aux croyances animistes en Afrique de l’Ouest. Le blanc devient le lieu par lequel les réalités connues s’épuisent, s’achèvent, disparaissent pour faire place à l’altérité qui permet d’accéder à l’autre monde29, 1e monde avenir. C’est ce blanc, par lequel les réalités disparaissent, pour faire naître d’autres réalités qu’on retrouve aussi chez des artistes contemporains comme Opalka. La disparition opalkienne par le blanc rejoint aussi la disparition chez Cocteau. Ainsi, par le blanc, le personnage de Picasso accède à l’altérité. Voilà qui permet aussi de comprendre le regard de clairvoyant qu’affiche ce nu dessiné par Picasso. En réalité, ce dessin s’apparente à une sculpture simplifiée et épurée qui témoigne du dépassement du travail du dessin en soi. On retrouve également ce même traitement de formes simplifiées, sculpturales dans d’autres œuvres postérieures à 1906. Par ce dépassement, l’artiste devenu médium acquiert les capacités de ‹sculpter un dessin.’ C’est magique ! Par cette magie, il peut désormais dialoguer avec le pays des morts qu’évoquent symboliquement les gestes, les postures et les yeux de ces modèles africains qui s’absentent et outrepassent les conventions de pose des académies de peinture30. Au-delà de l’exotisme, Anne Baldassari propose de lire ces mo èles africains comme la manifestation d’une altérité, à la fois physique, sensuelle, sociale. Leurs clichés, s’imposerait pour Matisse et Picasso comme indice d’une présence première à laquelle ils auraient accès comme à une ‹scène primitive’ de la représentation. Ces femmes incarneraient une filiation trans-historique. Telles des médiatrices, leur mode d’existence visuelle rencontrerait l’ambition de Matisse et Picasso à opérer une re-fondation de la peinture, non seulement dans ses moyens, mais dans sa fonction, son essence. Ainsi, images et fétiches contribueraient ensemble à focaliser l’approche fragmentaire, désordonnée et sensible, que l’un et l’autre auraient développée alors à l’égard des cultures premières. En reconnaissant non seulement des qualités esthétiques mais aussi des pouvoirs ‹ magiques’ aux masques et fétiches, Picasso, comme il le dira à André Malraux31, veut assigner à l’œuvre son rôle ‹d’intercesseur’ et accomplit avec les Démoiselles d’Avignon sa première œuvre d’ ‹exorcisme’32. Et pourtant, vous lui demandez s’il se sert de modèles et il tourne vers vous un regard qui danse. ‹Où les trouverais-je ?’ sourit à pleines dents Picasso, en clignant vers ses ogresses bleu outremer33, dira Anne Baldassari. La conservatrice avancera le rôle de ces modèles africains de Picasso à travers les cartes Portier comme possible source des Démoiselles d’Avignon34. Cette analyse a fait l’objet d’importantes remarques de la part de Carlo Ginzburg35, et a suscité un débat qui a été poursuivi dans l’ouvrage collectif ‹Zoos humains’36. Il s’agit en réalité d’emprunt. Si, pour Anne Baldassari ces emprunts à la culture africaine sont importants, Lucy Lippard a été de ceux qui ont qualifié ces emprunts de superficiels37. Comme pour rectifier un tel point de vue, William Rubin suggère plutôt de remplacer l’adjectif superficiel par indirect et fragmentaire38. Cependant, pour Kirk Vamedoe, il est clair que la Femme nue aux bras levés, par exemple, représente le contact direct de l’artiste avec la sculpture subsaharienne et avec une Afrique mentale différente, davantage liée à la terreur qu’à la titillation39. Vamedoe parle en cela de dette stylistique de la ‹Femme nue aux bras levés’ envers la sculpture africaine40. Au-delà de l’aspect stylistique, cet auteur lit aussi ces emprunts africains au niveau de la conception, comme un tribalisme fantasmé, qu’exprime Picasso dans une authenticité scandaleuse. Varnedoe évoque ce tribalisme comme la fusion de la lubricité primaire d’une terreur repoussante dans une satire horrifiante de la beauté41. L’altérité, dans cette œuvre, donne du sens à la démarche plastique de l’artiste. La femme lève les bras au dessus de la tête. Elle nous tourne le dos et regarde ailleurs. Cet ailleurs traduit l’altérité géographique et culturelle, comme manifestation de la rupture culturelle et territoriale dans le sujet traité. Par cette rupture, l’artiste fait œuvre de modernité. Car la modernité, c’est aussi la rupture. Il s’agit ici donc de la rupture par laquelle Picasso découvre ‹l’exotisme culturel’ africain. L’Afrique subsaharienne de 1905, du point de vue européen était en effet exotique, sauvage, tribale, païenne et justifiait la colonisation française commencée au 19ème siècle, et qui se poursuivait à ce moment-là encore en Afrique occidentale d’où provenaient les photographies des femmes Bobos Malinké et Bambara. Cet exotisme culturel va se convertir chez Picasso en altérité plastique. Picasso va réaliser ce personnage comme s’il le taillait. Cette expression plastique par la taille des corps humains rappelle la taille direct, hachée et très brute qu’on retrouve dans les sculptures africaines. Dans la manière dont il traite les corps africains, Picasso va se débarrasser de son traitement linéaire antérieur et adopter des coups de traits et de lignes abrupts, primaires, primitifs. Matisse également va donner à voir sa sculpture Deux Négresses avec des aspérités qui induisent l’idée de primitivisme, eu égard aux traitements plastiques des formes laissées à 1’état brut, non fignolées, selon la pensée occidentale. Cette idée de non fini se loge aussi dans la non possibilité de distinguer clairement le sexe des personnages. Il s’agit en réalité de deux femmes de même taille, de même corpulence. Ces deux femmes ont une musculature très développée, très forte. La cambrure de leur dos rompt avec la grâce linéaire qu’on a l’habitude de rencontrer dans les poses matissiennes. Les Deux Négresses présentent des linéarités sévères et très primaires d’où se dégage une chaleur virile et masculine à la limite même de l’agressivité. On les prendrait pour des hommes, n’eut été leurs seins aplatis par leur enlacement, et qui giclent de part et d’autre de leur corps. L’une d’elle arbore également une natte de cheveux, ce qui aide aussi à son identification comme femme. Or, les œuvres antérieures de Matisse ne présentaient pas de tels personnages. C’est alors, à partir de sa rencontre avec la culture africaine et de l’appropriation qu’il fait des femmes noires que Matisse va développer un tel traitement formel du corps humain, précisément de la femme. Cela a ainsi donc énormément contribué à rompre avec les pratiques existantes et permis de voir quelque chose de nouveau dans l’art. A partir de là, on peut engager le débat sur la nature de cette influence africaine et se demander s’il s’agit de référence, citation ou appropriation. Ce débat relève des terminologies et des définitions propres à chaque science de l’art. En effet, les réponses varient et ne peuvent avoir de sens que par rapport à une discipline artistique bien précise. Cela est d’autant plus aléatoire que les conceptions terminologiques qu’on a des choses dans une discipline artistique ne sont pas toujours valables dans une autre et peuvent donner lieu à des points de vue divergents. C’est pourquoi il est important de préciser ici que nous définissons cette présence africaine chez Matisse et Picasso comme appropriation et nous en parlons du point de vue plastique en nous appuyant toutefois sur des éléments documentaires, des écrits et témoignages historiques. 11 est important de le souligner pour permettre de comprendre notre démarche. Nous disons donc qu’il s’agit d’appropriation comme prendre, puiser, dans quelque chose. Or, le concept d’appropriation renvoie à plusieurs démarches, l’une se situe du côté du vol, de l’usurpation, de l’escroquerie, de la falsification. S’approprier signifie alors s’attribuer la propriété d’une chose dite, pensée, écrite, réalisée par un autre42. Loin de nous l’idée de nous cramponner à ce sens, nous voyons plutôt ici l’appropriation du côté de l’emprunt, voire du côte de l’intégration. Il s’agit alors au contraire d’un dialogue, d’une écoute, d’une expérience de l’altérité. L’appropriation de ce point de vue est une rencontre, une réflexion, une analyse débouchant sur du singulier et de l’innovation43. Voilà cette démarche appropriative qui a sans doute fait dire à Picasso: l’art nègre ! Connais pas. L’artiste espagnol a rencontré les cultures africaines, s’en est imprégné. Il y a emprunté des éléments formels, les a tellement intégrées que désormais on ne peut plus distinguer ce qui chez lui est africain de ce qui ne l’est plus. Car l’appropriation n’a pas pour but de laisser les emprunts à l’état brut. Elle débouche sur la singularité. Elle n’a pas pour logique de redonner à voir l’élément de départ. Chaque élément premier est dépassé, n’existe plus à l’état primaire, ni originel. 11 a subit un dialogue avec l’autre, connu l’expérience de l’altérité et en sort transformé. A ce moment-là, on comprend Picasso qui ne reconnaît plus ce qui est art nègre dans ses réalisations plastiques. Car tout rapport au monde entraîne une modification44. C’est d’ailleurs l’exemple réussi de l’appropriation comme dépassement de l’élément premier, transformation, création, singularité. On part de quelque chose on en ressort transformé, on le ressort transformé. C’est en cela que l’appropriation est une rencontre, une réflexion. En effet, être dans le monde, c’est agir sur lui, mais c’est aussi être agi par lui, c’est-à-dire subir son influence45. Ce qu’il faut en définitive clairement rappeler est que, cette singularité ne nie pas la présence conjointe de l’emprunt et de ce qu’on en ressort qui n’est plus forcément l’élément emprunté ni non plus le fruit du travail unilatéral du créateur. C’est plutôt le fruit de la rencontre, c’est la création où deux êtres, deux éléments dialoguent pour aboutir à l’altérité. A partir de là, on comprend le sens, la démarche que nous venons de suivre et qui retrace la présence de la culture africaine chez ces deux artistes modernes. L’explication ici est que, toute transformation, toute modification a une démarche et laisse des traces visibles, historiques. Elle laisse des éléments qui permettent de l’analyser sans remettre en cause la singularité du nouvel élément créé. C’est sûrement cela le métissage culturel. Il est fils de deux ou de plusieurs cultures, il n’est certainement plus ni l’une ni l’autre. Mais comme les troupeaux de Sisyphe, il laisse au plan historique, formel, plastique, thématique, documentaire et de la réflexion, des traces qui, aujourd’hui, permettent de questionner l’art et nourrir la recherchJ en art.





1 Pablo Picasso, Deux nus, 1906, huile sur toile, 151’3x93, The Museum of Modern Art, New York; 2 Anne Baldassari, «Cosmogonies», in Matisse Picasso, catalogue d’exposition, Réunion des musées nationaux- Musée Picasso et Centre national d’art et de culture Georges Pompidou/Musée national d’art moderne, Paris, Réunion des musées nationaux, 2002, p.343. 3 Henri Matisse, Deux Négresses, 1907, bronze, 49,5x28x20, Centre Georges Pompidou, Paris, Musée national d’art moderne/Centre de création industrielle. 4 Henri Matisse, La serpentine, 1909, bronze, 56,5x28x19 cm, The Museum of Modern Art, New York. 5 Henri Matisse, Nu bleu, souvenir de Biskra, 1907, huile sur toile, 92x140,3, The Baltimore Museum of Art. 6 Pierre Schneider, Matisse, Paris, Flammarion, 1984, p.551. 7 Isabelle Monod-Fontaine, The Sculpture of Henri Matisse, catalogue d’exposition, Arts Council of Great Britain, Londres, 1984, p.12-14. 8 Voir Anne Baldassari, Picasso photographe, 1901-1916, catalogue d’exposition, musée Picasso, Paris, p.154, fig.117.


9 Anne Baldassari, «Cosmogonies», in Matisse Picasso, op. cit.,p.46. 10 Ibid. p.343. 11 Henri Matisse, Portrait de Madame Matisse, 1913, huile sur toile, 146x97,7x3, Musée national de !’Ermitage, Saint­ Pétersbourg. 12 Henri Matisse, Le Violoniste à la fenêtre, 1918, huile sur toile, 150x98, Centre Georges Pompidou, Paris, Musée national d’art moderne/Centre de créat’ion industrielle. 13 Isabelle Monod-Fontaine, «Portraits intérieurs», in Matisse Picasso, op. cit.,p. l 03. 14 Pablo Picasso, Nu de dos aux bras levés, (Etude pour Les Démoiselles d’Avignon), I 907, fusain, gouache et craie blanche sur fapier marouflé sur toile, I 34x86, Musée Picasso, Paris. 5 On trouve les hypothèses sur le rôle de ce fond dans l’œuvre de Picasso de 1906 à 1908 dans Anne Baldassari, Le Miroir noir: Picasso, sources photographiques 1900-1928, catalogue d’exposition, musée Picasso, Paris, 1997, p.69-117. 16 Pablo Picasso, Nu de face aux bras levés, (Etude pour Les Démoiselles d’Avignon), 1907, gouache, fusain et mine de plomb sur papier marouflé sur toile, 13 Ix79,5 Musée Picasso, Paris.


17 Anne Baldassari, «Cosmogonies», in Matisse Picasso, op. cit., p.45. 18 On trouve les hypothèses sur le rôle de ce fond dans I’œuvre de Picasso de 1906 à I908 dans Anne Baldassari, Le Miroir noir: Picasso, sources photographiques!900-1928, catalogue d’exposition, musée Picasso, Paris, I997, p.69-117. 19 Pierre Francastel, Etude de sociologie de l’art, Paris, Denoël, 1995, p.15.


20 Marin- David (textes rédigé par) 1906-1917, «la naissance d’une fraternité artistique», Dossier de l’art n°90, octobre 2002, Matisse Picasso, exposition au Grand Palais, p.29. 21 L’année 1912, marque le triomphe de la peinture cubiste, Picasso réintroduisait dans son œuvre la couleur et reconstitue les formes en collant sur ses toiles des éléments de papier, comme dans Bouteille. Ce tournant picassien va durer et on pense que !’Arlequin de 1915 illustre bien cette évolution de la peinture picassienne par laquelle la peinture se libère des constructions rigoureuses et systématiques de la période précédente. Matisse est davantage intéressé par cette phase du cubisme de son rival, phase dite «synthétique», qui propose une solution pour construire l’espace par la couleur et les aplats. La simplification de la ligne demeure la base de son travail et son chemin vers une épuration toujours plus grande se note à travers la série de portraits qu’il réalise alors, dont le Portrait de Madame Matisse. Ibid. 22 Isabelle Monod-Fontaine, «Portraits intérieurs», in Matisse Picasso, op. cit., p.l 03.


23 Ibid. 24 Ibid. 25 C’est le dernier tableau véritablement posé- et avec quelle patience- par Amélie pour son mari, à la veille de nombreuses années de maladie et de dépression plus ou moins chronique qui, très progressivement, les éloigneront l’un de l’autre. Comme souvent lorsqu’il s’agit de ses proches, le portrait de Madame Matisse en (bienveillant) fantôme ou Eurydice sur le point de retourner vers les espaces d’en bas paraît prémonitoire. Ibid.


26 Blolo bla et Blolo bian, veut dire épouse de l’au-delà et époux de l’au-delà. Cette croyance, dans l’univers animiste baoulé constitue une référence au double de l’être humain. Blolo veut dire l’au-delà. Le blolo ou le nanwrè kro est pour les Baoulé, l’autre monde, le monde de la vérité«qui offre le vrai visage des êtres et des choses et dont notre monde terrestre n’est que le reflet imparfait.» Art de la Côte d’Ivoire, Catalogue, Genève, Musée Barbier Mueller, 1993, p.246. 27 Selon les Baoulés, toute personne ici-bas qui a des problèmes d’ordre sexuel avec son conjoint, doit se faire sculpter son époux ou épouse de l’au-delà de sexe opposé. La personne doit couvrir ce conjoint de l’autre monde, de soins et de sacrifices pour qu’au fil des jours qui viennent, son problème de sexe soit résolu. La résolution de ce problème passe par le fait que son conjoint de l’au-delà va s’incarner dans un être humain, vivant sur terre, qu’il va rencontrer, ainsi, il sera heureux. 28 Propos de Henri Matisse à Georges Besson, rapportés à Pierre Schneider, dans Pierre Schneider, Matisse, Paris, Flammarion, 1984, p.411.


29 Voir par exemple la pratique du «n’gbo» ou du«kandamanpopo», chez les Ebriés, une ethnie Akan du Sud de la Côte d’Ivoire, dans la région d’Abidjan.


30 Anne Baldassari, «Cosmogonies», in Matisse Picasso, op. cit.,p.46. 31 André Malraux, LaTête d’obsidienne, Paris, Gallimard, 1955, p. 187-188. 32 Anne Baldassari, «Cosmogonies», in Matisse Picasso, op. cit., p.46. 33 Gelett Burgess, «The Wild Men of Paris», The Architectural Record, vol. 27, n°5, mai 1910, p. 408.


34 Pablo Picasso, Les Démoiselles d’Avignon, 1907, huile sur toile, 243,9xé»»,7, The museum of Modern Art, New York. 35 Carlo Ginzburg dans «Oltre l’esotismo, Picasso e Wargurg», dans Rapporti di forza, storia, retorica, prova, Milan, Feltrinelli, 2001, p.127-147. 36 «Corpus ethnicum, Picasso et la photographie coloniale», Zoos humains, ouvrage collectif, Paris, La Découverte 2002, p.340-348. 37 «Hernie years From Humble Treasures: Notes on African and Modern Art», originellement publié dans Art International, vol. 10, n°7, septembre 1966; réimprimé dans Changing: essays in Art Criticism, New York, 1971, p.38. 38 William Rubin, «Picasso», dans William Rubin, Primitivism in Twentieth Century Art, New York,1985, p.267-268. 39 Kirk Varnedoe, «Ogresses bleu outremer», in Matisse Picasso, op. cit., p.59. 40 Ibid., p.60. 41 Ibid.


42 Dominique Berthet, (sous la direction de) Art et appropriation, Guadeloupe-Guyane, Ibis rouge éditions, 1998, p.8. 43 Ibid.


44 Ibid. 45 Ibid.

Une dramaturgie débridée et spectaculaire: Petits contes nègres titre provisoire de Royal de Luxe

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