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Writer's pictureSandra Rey

L'Espace de l'Art dans l'Espace du Monde


Sandra Rey






Sandra Rey[*]


Professor of Higher Education in Theory and Art History and Director of the Research Group


Titulaire de la Chaire ICESCO-UFRGS « Art et Nature, Processus Hybrides »



 
 

 

Plan



 

Résumé

Français

Bien que l'art ne puisse pas résoudre directement les crises écologiques, politiques et sociales du monde contemporain, il agit comme un « champ de force singulier » en élargissant les perceptions, en remettant en question les normes et en maintenant l'imagination en éveil en période d'incertitude. Le texte souligne également la nécessité de reconnaître la nature intrinsèque de l'espace de l'art, avec ses réflexions symboliques et subjectives, et celui du monde, avec ses exigences tangibles et immédiates. La crise écologique, considérée comme le symptôme d'une profonde déconnexion entre l'humanité et la nature, résultat de la vision anthropocentrique dominante dans la culture occidentale s’oppose à une vision des peuples indigènes, qui considèrent la nature et la culture comme des parties inséparables d'un tout intégré. Le texte conceptualise la « poiesis » - l'acte créatif qui consiste à faire naître quelque chose de nouveau - à la fois dans l'art et dans la nature, et soutient que l'art peut agir comme une forme de résistance dans un monde saturé de récits de peur et de désespoir. Plutôt que d'offrir des réponses toutes faites, l'art nous invite à poser des questions qui nous font réagir, à repenser le statu quo et à encourager la quête d'un avenir plus juste et plus durable.

English


 

Réfléchir à l'impact de l'art sur la réalité d'aujourd'hui, face aux transformations engendrées par des avancées sans précédent dans les domaines de la technologie, de la science et de la communication, ainsi que par une prise de conscience croissante des défis environnementaux, sociaux et économiques auxquels nous sommes confrontés à l'échelle mondiale, place l'humanité dans la perspective d'une grande transformation, un moment critique de l'histoire qui changera le cours de nos vies.

Le développement vertigineux des intelligences artificielles, les désordres climatiques et les instabilités et conflits sociaux et géopolitiques provoquent des bouleversements. Les progrès des intelligences artificielles, des biotechnologies et des énergies renouvelables, qui offrent des possibilités de résoudre des problèmes chroniques tels que la maladie, la pauvreté et la crise climatique, soulèvent également de profondes questions éthiques et morales quant à leur usage et à leur contrôle. Ces événements ont des répercussions sur l'ensemble de la planète et suscitent des attentes et des appréhensions dans notre vie quotidienne. Dans le même temps, les mouvements sociaux du monde entier font pression pour que des changements significatifs soient apportés aux structures du pouvoir et à la distribution des ressources, afin de parvenir à une société plus juste et plus équitable. La confluence des technologies dans nos vies quotidiennes a le potentiel de redéfinir ce que signifie être humain, la manière dont nous vivons ensemble, et interagissons avec le monde naturel.


Face à la réalité du XXIᵉ siècle, l'étonnement exprimé par la phrase d'Éluard en 1939 résonne :

" Nous sommes dans un monde impensé, impensable auparavant "[1].

La remarque du poète rentre en résonance avec l'affirmation du physicien et astronome Marcelo Gleiser dans une publication récente :

" l'humanité est à la veille d'une grande transformation qui va réorienter notre avenir " (Gleiser, 2024, p.12).

En examinant l'histoire de la vie sur Terre du point de vue de la science et la possibilité de la vie sur d'autres planètes, l'auteur affirme que nous adoptons le mauvais paradigme concernant notre place dans le cosmos, centré sur l'homme. Il propose d'adopter une perspective biocentrique, centrée sur la vie, qui reconnaît la rareté de notre planète dans un univers hostile à la vie. Ce nouveau paradigme réévalue les idéaux des Lumières et suggère un nouveau guide moral pour l'humanité, une mission commune qui consisterait à préserver la Terre.[2]

Nous sommes, donc, à la croisée des chemins et devons faire des choix conscients et délibérés sur le type d'avenir que nous voulons créer. Il s'agit d'un moment qui nous met au défi d'imaginer et d'œuvrer pour un monde qui redécouvre le lien de nos ancêtres avec la nature et le surnaturel, toujours vivant chez les peuples indigènes du Brésil, et qui réhabilite le lien entre la terre et toutes les formes de vie.

Krenak[3] affirme que, pour les peuples indigènes du Brésil, la nature et la culture ne sont pas des entités distinctes, mais des parties d'un tout intégré. Il a toujours critiqué la vision occidentale qui tend à considérer la nature comme une ressource à exploiter, et la culture comme un domaine exclusivement humain. Il affirme que cette séparation est artificielle et néfaste, conduisant à l'aliénation des peuples vis-à-vis de leurs racines et de leur histoire, et à la destruction de l'environnement. Sa pensée offre une vision profondément enracinée dans la cosmologie et les pratiques des peuples indigènes du Brésil, allant à contre-courant des conceptions occidentales dominantes de la relation entre la nature et la culture. Dans leurs cosmologies, tous les êtres (humains, animaux, plantes, rivières, montagnes) sont considérés comme des éléments interconnectés d'une grande toile de vie. Cette vision holistique est fondamentale pour comprendre leur relation entre la nature et la culture. Par exemple, ils croient que les esprits des ancêtres résident dans la nature et que la terre est sacrée et doit être respectée et protégée. Cette perspective inspire non seulement leurs pratiques culturelles, mais aussi leurs formes d'organisation sociale et leur relation avec l'environnement.


Ce texte pose la question de savoir comment l'art, avec sa capacité à émouvoir, à remettre en question l'ordre établie, à explorer de nouvelles perspectives et à sensibiliser à cet impensable qui nous entoure, réagit à l'absence de sens dans laquelle nous nous trouvons face aux incertitudes et aux menaces qui pèsent sur notre monde.  La prise de conscience que le monde traverse une crise écologique, politique, économique et sociale sans précédent conduit à la question : l'art peut-il élargir nos perceptions, nous inciter à réévaluer nos valeurs et nos motivations en quête de changement ?

Réfléchir sur les frontières entre la nature de l'art et la réalité du monde implique de prendre en compte que chacune de ces sphères a ses propres questions, défis et solutions qui ne peuvent être complètement transposés ou résolus l'une par l'autre. Face à l'évidence que les conflits de la réalité ne peuvent être résolus dans l'espace de l'art, nous renversons la question : comment les artistes réagissent-ils, à travers leurs projets et leurs œuvres, aux conditions imposées par la réalité du monde contemporain et, si on veut aller plus loin, dans quelle mesure la réalité de ces conflits peut-elle transformer l'art ?[4]


L'art, considéré comme une manifestation de l'imagination de l'artiste et de sa capacité à créer quelque chose de nouveau et d'original à partir d'une vision singulière du monde, se nourrit de la science et de la technologie pour examiner la réalité en tant que poiesis.

Dans le domaine de l'art, la poiesis[5] fait référence à l'acte créatif de créer, au processus de transformation d'idées, d'émotions et de concepts abstraits en œuvres concrètes et tangibles. La poiesis dans l'art implique tout ce qui concerne le faire dans l’activité créatrice : les idées, les concepts, le choix des matériaux, des techniques et l'invention des formes pour communiquer un message, provoquer des émotions ou stimuler la réflexion esthétique.


D'autre part, le terme « poiesis » est également opérationnel dans la nature. Dans la nature, le terme poiesis peut être interprété comme le processus créatif par lequel le monde naturel génère des formes de vie, des modèles et des phénomènes complexes. Il fait référence à la capacité de la nature à créer et à s'auto-organiser, donnant naissance à des écosystèmes, des paysages, des organismes et des interactions biologiques complexes. Ce concept est lié à l'idée que la nature fait preuve d'une créativité innée, par exemple dans la manière dont les systèmes écologiques se développent, s'adaptent et se transforment au fil du temps.


Le terme « poiesis » renvoie à l'idée de création, que ce soit dans la nature ou dans l'acte créatif de l'art. Dans l'art, il fait référence à l'expression créative de l'être humain en engendrant des formes qui résonnent dans notre imagination comme un univers symbolique ; dans la nature, il reflète la capacité de la réalité elle-même à se manifester de manière diverse et complexe, en créant les formes et les figures les plus impressionnantes.

"Elle a inventé les figures les plus incroyables, tortues, escargots, pulpes, scorpions, les couleurs les plus chatoyantes, les tailles les plus extrêmes, des bactéries à l'éléphant en passant par les pucerons, du brin d'herbe au séquoia, les dispositifs les plus ingénieux, ainsi la toile tissée de l'araignée, les armes les plus imaginatives, ainsi le venin du serpent ou le frelon à la corne du rhinocéros.(Morin, 2017, [n.p.]).

Les deux manifestations, l'art et la nature, sont liées à l'acte créatif qui consiste à donner origine à quelque chose de nouveau et d'unique. D'un côté, l'art désigne la manifestation de l'imagination et de la capacité de l'artiste à créer, dans la mesure du possible, quelque chose de nouveau et d'original. De l'autre, la nature se manifeste à travers la créativité au cours de la reproduction qui perpétue la création identique et innovante. Cela se produit lors de phénomènes déviants, marginaux et rares qui jouent un rôle décisif dans l'évolution biologique prolifique et luxuriante à travers l'histoire de la vie sur la planète.

“La créativité de l’univers physique est systémique : les systèmes, issues de l’association organisatrice de constituants divers, créent des émergences, qualités nouvelles, inconnues des éléments isolés. La vie est issue d’une telle créativité systémique, à partir de l’association organisatrice des constituants moléculaires innombrables et divers, et ses qualités propres, dont l’auto-organisation vivante dispose d’une nouvelle créativité, capable de créer des organes et de transformer des organismes : la créativité vivante.  (Morin, 2017, [n.p.]).

La créativité intrinsèque à la nature est un phénomène émergent qui résulte de processus biologiques, physiques et chimiques. Les motifs et les formes sont le produit de mécanismes évolutifs qui favorisent l'adaptation, la survie et la reproduction des espèces.

En revanche, la créativité dans l'art est un produit des sentiments et de la cognition humains, impliquant des processus neuropsychologiques et socioculturels. Les artistes utilisent des techniques spécifiques et divers matériaux pour créer des œuvres qui communiquent des idées, des émotions et des perceptions. L'art est donc une manifestation intentionnelle et délibérée de la créativité, où chaque élément est soigneusement planifié et exécuté.

L'intersection entre la créativité naturelle et la créativité artistique reste évidente lorsque les artistes s'inspirent d'éléments naturels. L'observation des phénomènes naturels peut influencer le choix des couleurs, des formes et des textures dans les œuvres d'art.


Alors que la créativité de la nature fonctionne de manière autonome, la créativité artistique est une recherche consciente d'expression et de sens. Les questions qui concernent la nature résonnent directement dans l'espace de l'art, que ce soit dans sa capacité infinie à produire de nouvelles formes et couleurs, ou dans les interprétations allégoriques ou métaphoriques sur les mystères et les problèmes du monde réel, physique et géographique, les enjeux sociaux et politiques, les questions existentielles et les comportements et normes sociales.


Certes, les événements et les problèmes du monde ne peuvent être résolus par l'art, mais ils ont un impact sur lui. Les implications de cette séparation, ainsi que les conséquences des différences et les écarts qui surgissent inévitablement entre ces deux domaines - le monde et ses bouleversements, et la vision du monde de l'artiste - nous amènent à réfléchir à la nature intrinsèque de chaque espace, à l'inévitabilité des différences, et les frictions qui en résulte.


Comme pour le ruban de Mœbius, où l'espace extérieur et l'espace intérieur sont en continuité, dans la suite de la question fondamentale à propos des représentations que l’art fait des crises dans l'espace du monde, une autre question s’introduit : – comment cette crise peut-elle impacter, et éventuellement transformer, l'art ? En d'autres termes, il s'agit d'essayer de comprendre la nouvelle dynamique de l'aisthesis : comment le sentir change face aux crises, et comment l'art, impacté par la réalité du monde, entre lui-même en crise... Cela pose la question : l'art peut-il se redéfinir face aux crises que nous traversons ? 

 

Nature intrinsèque de l'espace de l'art et de l'espace du monde

 

L'espace artistique est considéré comme un domaine d'expression, d'expérimentation et de réflexion, dans lequel les limites de la réalité peuvent être testées, remises en question et élargies. L'art offre un terrain fertile pour l'exploration d'idées, d'émotions et de questions humaines profondes, opérant à un niveau symbolique et subjectif. L'espace du monde, quant à lui, est construit par des interactions physiques, géologiques et climatiques indépendantes du contrôle humain, et par des interactions politiques et sociales dans lesquelles il existe des normes, des accords entre individus et groupes, aussi des conflits. Dans un cadre plus large de la réalité objective et quotidienne nous sommes en prise avec des problèmes tangibles et immédiats, nécessitant des solutions pratiques, dans les limites des structures sociales et politiques existantes, et de ses conflits.


Accepter que l'espace de l'art et l'espace du monde fonctionnent selon des prémisses et des objectifs différents ne signifie pas nier l'importance de l'un par rapport à l'autre, mais plutôt analyser les inégalités et les tensions causées par la nature, les spécificités et les différences dans les approches de l'un et de l'autre. En cherchant des solutions qui répondent directement aux contextes sociaux ou politiques, l'art ne parvient pas à saisir la complexité, les nuances et la profondeur des expériences humaines.

Il est impossible de transposer la réalité de l'un sur l'autre dans une relation univoque et, comme nous l'avons dit plus haut, il n'y a pas de possibilité de transposer directement la réalité du monde sur la réalité de l'art. Des tensions surviennent entre ces deux espaces : l'espace de l'art et l'espace du monde. L’art n'a pas les moyens d'intervenir directement et de changer les structures sociales, politiques, économiques… Mais en opérant à un niveau symbolique les particularités, les problèmes, les contradictions et les idiosyncrasies du monde, l'art peut défier, questionner et élargir les perceptions, sans proposer de solutions fermées.

La capacité de l'art à mettre en tension et à distendre ce qui est perçu comme réel est due au fait qu'il est à la fois orienté vers le problème, conscient du conflit et sceptique vis-à-vis de lui-même, ainsi qu'à sa capacité à intervenir directement dans la réalité. Cette conscience crée cependant un incroyable espace de liberté pour l'artiste, sans lequel l'art devient inopérant.

Dans cette perspective, nous voulons souligner le caractère multiforme de l'art face aux problèmes humains et mondiaux, mais aussi mettre en lumière l'importance des approches pluridisciplinaires, tant dans l'acte créatif que dans la réflexion sur l'art. Nous reconnaissons ainsi les limites, mais aussi la puissance des dynamiques complexes, parfois désordonnées, auxquelles l'artiste est confronté lors de l'acte de création, car l'art pensé comme une expérience est profondément associé à l'action de l'incertitude et à la relation entre connaissance et ignorance.

 

L'art comme micro-politique de résistance


Deleuze[6] affirme qu'il y a une « affinité fondamentale entre l'œuvre d'art et l'acte de résistance ». Il rappelle la phrase de Malraux qui, selon lui, dit quelque chose de très simple et de très philosophique sur l'art : « c'est la seule chose qui résiste à la mort (...) Il suffit de contempler une statue de 3000 ans avant Jésus-Christ pour s'apercevoir que la réponse de Malraux est bonne », dis Deleuze.

Face aux innombrables discours sur la fin du monde qui peuplent notre imaginaire en ce siècle, penser l'art comme acte et micropolitique de résistance peut activer en nous des "idées pour repousser la fin du monde" ? [7]

 

Notre époque est spécialisée dans la création d'absences : du sens de la vie en société, du sens même de l'expérience de la vie. Cela génère beaucoup d'intolérance à l'égard de ceux qui sont encore capables d'éprouver le plaisir d'être en vie, de danser, de chanter. Et il y a beaucoup de petites constellations de gens dispersés dans le monde qui dansent, chantent et font pleuvoir. Le genre d'humanité zombie que nous sommes appelés à rejoindre ne peut tolérer un tel plaisir, une telle jouissance de la vie. Ils prêchent donc la fin du monde pour nous faire renoncer à nos propres rêves. Et ma provocation concernant le report de la fin du monde est précisément que nous pouvons toujours raconter une histoire de plus. Si nous y parvenons, nous repousserons la fin (Krenak, 2019, p.13).

 

L'idée de Krenak pour repousser la fin du monde évoque des souvenirs de récits universels que nous avons entendu durant notre enfance, tels que la légende de l'ancienne Perse dans laquelle, après avoir découvert la trahison de sa femme, le sultan Shariar décide de la tuer et de déclarer sa haine des femmes. Il annonce alors son intention d'épouser une femme chaque jour, et de la faire tuer le lendemain de leur nuit de noces. La vengeance mettait en péril la vie des femmes dans le royaume et Scherazade pensait pouvoir résoudre la situation. Elle supplia donc son père, qui faisait partie du conseil des ministres du sultan, de la laisser épouser Shariar, en lui promettant de trouver un moyen de mettre fin au problème. Pour mettre son idée en pratique, elle élabore un plan avec sa sœur qui, juste avant l'aube, réveille Shéhérazade et lui demande de raconter « une de ses merveilleuses histoires ».  Celle-ci commence à narrer son histoire et le soleil se lève bientôt. À l’arrivé du jour, le sultan ne la tue pas, car il veut connaître la suite de l'histoire et doit donc attendre le lendemain. La scène se répète la nuit suivante, et ainsi de suite toutes les nuits, jusqu'à ce qu'au bout d'un certain temps, le sultan se rende compte qu'il ne peut pas vivre sans sa femme. Les histoires de Shéhérazade ont donné naissance au livre que nous connaissons sous le titre Les Mille et Une Nuits.

Dans des espaces et des temps incomparables, le don d'imaginer et de rêver pour reporter la possibilité d’une fin funeste est le point commun entre l'idée de Krenak et celle du personnage de la légende Perse. L'idée de retarder la fin, si nous pouvons raconter une histoire de plus, renvoie à la condition selon laquelle notre compréhension de la réalité est modelée et transmise par les histoires que nous racontons. "L'univers n'a d'histoire que parce que nous sommes là pour la raconter" (Gleiser, 2024, p.11).

Être toujours capable d’imaginer et de rêver à travers l'art, quel que soit le support, la technique ou le matériau utilisé ; raconter une histoire, quel que soit le contexte, est un acte de résistance parce qu'il exprime la puissance de l'imagination qui peut nous permet de courir après nos rêves.

 

Le monde, et d'autres idées sur la Culture

 

L'incertitude est le mot qui définit le mieux le contexte actuel dans lequel nous vivons. Selon Boaventura Santos[8], inspiré par Spinoza (1632-1677), qui affirme que la peur et l'espoir sont les deux émotions fondamentales de l'être humain, l'incertitude est "l'expérience des multiples relations qui peuvent exister entre la peur et l'espoir" (Santos, 2014, p.37). Nous vivons une époque, dit-il, où l'appartenance mutuelle de la peur et de l'espoir semble s'effondrer face à la polarisation croissante entre le monde de la peur sans espoir et le monde de l'espoir sans peur.


Toujours dans la ligne de pensée de l'auteur, l'un des facteurs à l'origine de l'instabilité que nous connaissons est " la révolte croissante de la nature face à une agression aussi intense et prolongée que le changement climatique, qui met en péril l'existence des différentes formes de vie sur terre, y compris l'homme " (Santos, 2014, p.43). Les instabilités qui menacent la vie sur la planète remontent à l'expansion européenne à la fin du XVe siècle, lorsque la nature a été considérée par les Européens comme une ressource naturelle dépourvue de valeur intrinsèque et donc disponible, sans conditions ni limites, pour être exploitée par les humains. Au fur et à mesure que le capitalisme, le colonialisme et le patriarcat (le second reconfiguré par le premier) ont imposé cette conception à l'ensemble du monde moderne, la réaction croissante de la nature s'est peu à peu imposée, sous la forme du changement climatique, qui met en péril l'existence des différentes formes de vie sur terre face à une agression aussi intense et prolongée.


En fait, les agressions contre la nature ont été signalées très tôt, il y a plus de deux cents ans, par Humboldt qui, au début du XIXe siècle, de 1799 à 1804, a entrepris une expédition de recherche à travers l'Amérique latine dans des conditions défavorables et a traversé des territoires qui appartiennent aujourd'hui à des pays tels que le Venezuela, Cuba, la Colombie, l'Équateur, le Pérou, le Mexique et même certaines parties des États-Unis, ce qui a constitué une étape importante dans sa carrière et a eu un impact durable sur la science et la pensée sur l’environnement.


Au cours de son voyage (WULF, 2019), Humboldt a recueilli de grandes quantités de données scientifiques, observant et documentant tout, de la flore et de la faune aux conditions climatiques et géologiques. À son retour en Europe, il a révélé, par le biais de nombreuses publications, ses études qui mettaient en évidence l'impact profond de l'action humaine sur l'environnement et les changements qui avaient déjà été provoqués à l'époque et qui pourraient avoir des effets durables et potentiellement désastreux, comme ceux que nous connaissons aujourd'hui. Il a été l'un des premiers à décrire la nature comme un ensemble d'écosystèmes interconnectés. Il a pris conscience que tous les éléments, des plantes et des animaux au climat et à la géologie, sont liés les uns aux autres. Il a observé comment les changements dans un élément de la nature pouvaient en affecter beaucoup d'autres, une idée qui est fondamentale pour l'écologie moderne.

Il a constaté les effets néfastes des activités humaines - telles que la déforestation pour les grandes plantations en monoculture et l'exploitation minière - sur l'équilibre naturel et a mis en garde contre les conséquences négatives de ces actions non seulement sur l'environnement immédiat, mais aussi sur le climat et les conditions de vie à une échelle beaucoup plus large. Alexander von Humboldt (1769-1859) est souvent considéré comme le père du mouvement environnemental en raison de son approche holistique et interdisciplinaire de la nature, qui mettait en évidence l'interconnexion et l'interdépendance des écosystèmes de la planète. Sa vision du monde et ses recherches ont été fondamentales pour le développement de diverses disciplines scientifiques, notamment l'écologie, la géographie physique et la climatologie, et ont profondément influencé la pensée écologiste moderne.


Plus près de notre temps, dans un texte publié en 1989, Félix Guattari[9] soutenait dans "Les trois écologies" que la crise écologique actuelle ne peut être résolue par les seules solutions technologiques. Il propose une "écosophie", terme qui se traduit par une approche éthique et politique intégrant les trois dimensions interdépendantes de l'écologie : environnementale, sociale et mentale. Une écologie environnementale, qui se réfère à la relation de l'humanité avec l'environnement naturel ; une écologie sociale, qui se concentre sur la reconstruction des relations humaines à tous les niveaux de la société ; et une écologie mentale, qui traite de la relation de l'individu avec sa propre subjectivité.

Guattari soutient que les trois écologies sont interdépendantes et doivent être abordées de manière intégrée. Il propose la création de nouvelles pratiques sociales, politiques et esthétiques qui promeuvent la resingularisation, l'autonomie et la durabilité dans tous les domaines de la vie. Estimant que la crise écologique est l'occasion de repenser radicalement la relation de l'humanité avec la planète et avec elle-même, Guattari critique le capitalisme pour sa tendance à homogénéiser la subjectivité, en aliénant les individus à un système de valeurs basé sur le profit. Il propose de créer de nouveaux systèmes de valeurs qui reconnaissent l'importance de la singularité, de la créativité et du bien-être social. Il souligne la nécessité d'une action urgente pour réparer les dommages causés par la pollution et l'exploitation effrénée des ressources naturelles. Il préconise une « offensive » pour restaurer les écosystèmes endommagés et même créer de nouvelles espèces, reconnaissant que l'intervention humaine est cruciale pour l'avenir de la planète.


En allant dans le même sens, en tant que leader environnemental indigène, Krenak souligne également que la solution à la crise écologique que nous traversons passe par une réconciliation avec la nature, une reconnexion avec nos racines ancestrales et l'adoption de pratiques plus durables et plus respectueuses. Selon lui, "l'idée que nous, les humains, nous détachons de la terre, que nous vivons dans une abstraction civilisationnelle, est absurde. Elle supprime la diversité, nie la pluralité des modes de vie, d'existence et d'habitudes. Elle offre à tous le même menu, le même costume et, si possible, la même langue".[10]

Ces voix sont relayées par de nombreuses autres, comme celle de l'anthropologue français Philippe Descola[11] qui étudie les différentes façons dont les sociétés humaines conçoivent la relation entre nature et culture et démontre que la dichotomie entre ces concepts, si centrale dans la pensée occidentale moderne, n'est pas universelle. Il affirme qu'il n'existe pas une seule façon "correcte" de concevoir la relation entre la nature et la culture. Chaque ontologie est un système cohérent d'interprétation du monde, avec ses propres logiques et valeurs. Il prône un pluralisme ontologique qui reconnaît la légitimité des différentes manières de concevoir la relation entre la nature et la culture. S'appuyant sur son expérience avec les Indiens Achuar en Amazonie équatorienne à la fin des années 1970, l'auteur nous invite à remettre en question nos hypothèses sur la nature et ses recherches indiquent que la compréhension d'autres ontologies peut nous aider à repenser notre propre relation avec le monde et à construire un avenir plus durable.


Certains peuples n'ont jamais accepté cette idée d'une nature séparée de l'homme, car l'accepter équivaudrait à se suicider. Les peuples indigènes, par exemple, vivaient dans une relation si intime avec la nature qu'elle ne leur était même pas extérieure ; au contraire, elle était la terre mère, un être vivant qui les englobait, ainsi que tous les êtres vivants présents, passés et futurs. La terre ne leur appartenait donc pas, ils appartenaient à la terre.

La crise écologique mondiale est un symptôme de la déconnexion entre les êtres humains et la nature, une déconnexion profondément ancrée dans la culture occidentale. Les conséquences de cette crise sont notamment la hausse des températures mondiales, la multiplication des phénomènes météorologiques extrêmes, la perte de biodiversité et des effets négatifs importants sur les sociétés humaines, en particulier les plus vulnérables.

La crise climatique mondiale à laquelle nous sommes confrontés, principalement due aux émissions de gaz à effet de serre résultant de la combustion de combustibles fossiles, de la déforestation et de pratiques agricoles non durables, est capable de provoquer des dystopies comme celle à laquelle nous avons été confrontés en avril et en mai dans la région de Porto Alegre. L'invasion des eaux dans les bassins fluviaux qui baignent Porto Alegre et grande partie des villes du Rio Grande do Sul a provoqué une catastrophe aux dimensions incalculables, causant des pertes inestimables en vies humaines, en structures et en biens matériels. Je n'oublierai jamais les scènes de dévastation dont j'ai été témoin dans les rues de Porto Alegre, lorsque les eaux se sont retirées et que des montagnes de décombres se sont empilées sur les trottoirs. Et les innombrables histoires de perte et de résistance que j'ai entendues.


J'ai également fait l'inventaire des pertes que j'avais subies dans le lieu qui abritait ma collection d'œuvres et de documents produits pendant plus de vingt-cinq ans. D'un après-midi jusqu'au lendemain, l'eau est montée soudainement, envahissant la pièce où était entreposée ma collection. La marque sur le mur montre que l'eau est montée jusqu'à une hauteur de 90 cm, endommageant irrémédiablement plus de 200 œuvres, y compris des œuvres terminées qui revenaient d'expositions, d'autres qui étaient finalisées et en cours de réalisation, des croquis, des notes sur le processus de travail, des livres, du matériel... Toute une vie d'atelier a été plongée dans la boue pendant plusieurs jours, rendant toute récupération impossible.     

Face à la catastrophe que nous avons vécue dans la région de Porto Alegre en mai et juin, la proposition d'un réalignement de l'humanité avec le monde naturel devient urgente. Pour réorienter le destin de notre espèce sur la planète, nous devons reconnaître

 

le lien profond avec tout ce qui existe et le fait que nous faisons partie de la collectivité de la vie sur la planète et que nous n'en sommes pas les propriétaires (...) parce que nous sommes arrivés à un tournant de notre histoire où le récit mécaniste qui a défini notre passé doit être remplacé par un récit biocentrique qui célèbre notre lien spirituel profond avec la terre et la vie, et redécouvre la magie de la planète qui nous permet d'exister. (Gleiser, 2024, p.18).

 

L'art au point de non-retour : entre réaction et transformation

 

Face au point de basculement de la crise climatique et aux possibilités tangibles de conflits géopolitiques à l'échelle mondiale, l'art peut-il se présenter comme un champ de force singulier ?

Les crises écologiques, politiques, sociales et existentielles auxquelles nous sommes confrontés ne trouvent pas de solutions toutes faites dans l'effort artistique. Cependant, c'est dans la friction avec cette réalité convulsive que l'art se transforme et peut nous transformer. L'art n'offre pas de réponses, mais il nous invite à poser des questions dérangeantes, à élargir nos perceptions et à remettre en question l'état d'engourdissement dans lequel les médias nous plongent lorsque nous sommes confrontés à la réalité.


Néanmoins, nous devons reconnaître la nature intrinsèque de chaque espace : celui de l'art, avec ses réflexions symboliques et subjectives, et l'espace du monde, avec ses exigences tangibles et immédiates. L'art ne peut pas résoudre les conflits du monde, mais il peut, à travers la poièsis, briser les perceptions de la réalité, souligner les contradictions, exposer les tensions et les nuances de l'expérience humaine. L'art, par son pouvoir critique et sa force symbolique, peut fonctionner comme une micro-politique de résistance, en maintenant l'imagination et la flamme de l'espoir dans un monde saturé de récits de peur et de désespoir.

Comme l'a affirmé très tôt Humboldt, et comme l'ont rappelé d'innombrables chercheurs issus de différents domaines des sciences physiques et humaines, la crise écologique est le symptôme d'une profonde déconnexion entre l'humanité et la nature. Le recours à la sagesse ancestrale des peuples autochtones, qui ne se sont jamais dissociés de la terre, peut-il nous aider à tisser de nouvelles trames et à tracer d'autres voies de réconciliation avec la planète et toutes les formes de vie qu'elle abrite ?

Dans un monde marqué par tant d'incertitudes, élargir les perceptions par l'art - et résister - devient encore plus vital. Nous devons aller au-delà de la simple représentation des crises, en recherchant une transformation profonde de nos propres sentiments. L'art, en dialogue avec les sciences, la philosophie et les savoirs traditionnels, peut-il contribuer à déconstruire les récits dominants et à en proposer d'autres, nous incitant à réévaluer les valeurs et à imaginer des avenirs qui soient plus justes et durables ?


La prise de conscience des différences inhérentes entre l'espace du monde et l'espace de l'art affine la perception de la résistance inhérente à tout acte créatif - qui peut se traduire par le pouvoir de la poièsis dans l'art ; c'est la promesse que, tant que nous sommes ici, il y aura toujours une nouvelle forme à créer, une nouvelle façon de sentir et de percevoir, une autre histoire à raconter, un nouveau monde à rêver.


 

Bibliographie


DELEUZE, Gilles. Qu’est-ce que l’acte de création ? Conférence donnée le 17 mars 1987 dans le cadre des mardis de la fondation Femis. Révisions supplémentaires à la transcription et à la traduction, et l’horodatage, par Charles J. Stivale. Disponible à l'adresse :

DESCOLA, Philippe. Outras Naturezas, Outras Culturas. Traduit par Cecília Ciscato. São Paulo : Ed 34, 2016.

Éluard, Paul. Donner. Paris : Ed. Gallimard, 1939.

GLEISER, M. O Despertar do Universo Consciente. Um manifesto para o futuro da humanidade. Rio de Janeiro : Record, 2024.

GUATTARI, Félix. Les trois écologies. Traduit par Maria Cristina F. Bittencourt. Campinas : Papirus, 1990 (Les trois écologies. Paris : Ed. Galilée, 1989).

KRENAK, A. Ideias para adiar o fim do mundo. São Paulo : Companhia das Letras, 2e édition, 2020.

______. Futuro Ancestral. São Paulo : Companhia das Letras, 2022.

MORIN, E. Savoir, ignorance, mystère. Fayard, 2017.

SANTOS, Boaventura de Sousa. L'incertitude entre la peur et l'espoir. In : BIENAL DE SÃO PAULO, 32, 2016, São Paulo. INCERTEZA VIVA São Paulo : Bienal São Paulo, 2016. p. 37-45. Disponible à l'adresse :

WULF, A. A invenção da Natureza. A vida e as descobertas de Alexander Von Humboldt. Traduit par Renato Marques, 2ª Ed. São Paulo: Planeta do Brasil, 2019.

 

 

Notes


[1] Éluard, Paul. Donner. Paris : Ed. Gallimard, 1939, p.118.

[2] GLEISER, M. O despertar do universo consciente. Um manifesto para o futuro da Humanidade. Rio de Janeiro: Record, 2024.

[3] KRENAK, A. Futuro Ancestral. São Paulo: Companhia das Letras, 2022. Ailton Krenac est né dans la région de la vallée du Rio Doce au Brésil, un endroit dont l'écologie est profondément affectée par les activités d'extraction minière. Depuis son discours inoubliable lors de l'Assemblée Constituante de 1987, où il s'est peint le visage avec de la teinte noire du « jenipapo », un fruit de la forêt amazonienne, pour protester contre les réactions négatives dans la lutte pour les droits des indigènes, Krenak s'est imposé comme l'un des plus importants penseurs brésiliens. En 2024, il a rejoint l'Académie Brésilienne des Lettres.

[4] Pour problématiser la question fondamentale qui se pose quant aux représentations que les arts se font de la crise climatique et écologique et à la manière dont les arts eux-mêmes, "impactés" par la crise du monde, entrent en crise, nous recommandons le texte du professeur Roberto BARBANTI Art contemporain et écosophie, ce que l'écosophie fait à l'art, qui fait partie du livre Art et Nature que nous publierons dans le cadre de la Chaire Art et Nature, Processus Hybrides.

[5] Poiesis (du grec ancien ποίησις), indique l'idée de créer ou de faire et est liée à la « poïétique » opérant implicitement ou explicitement dans la création artistique. Elle vient du grec poiein, créer, avec le suffixe -sis qui renvoie à l'action et correspond à la création ou à la production de quelque chose. C'est l'un des modes de l'activité humaine divisé par Aristote au IVe siècle avant J.-C. en théorie et praxis. La théorie est la recherche de la vraie connaissance, la praxis est l'action visant à résoudre les problèmes et la poiesis serait alors l'impulsion de l'esprit humain pour créer quelque chose à partir de l'imagination et des sentiments. Heidegger aborde la poiesis dans sa conférence La question de la technique (Die Frage nach der Technik). Expliquant que la poiesis n'est pas seulement quelque chose qui est fait à la main ou qui est amené à l'existence, il cite la physis comme la signification la plus élevée de la poiesis, étant donné que la physis a en elle-même l'irruption de la production.

[6]DELEUZE, G. Qu’est-ce que l’acte de création ? Conférence donnée le 17 mars 1987 dans le cadre des mardis de la fondation Femis. Révisions supplémentaires à la transcription et à la traduction, et l’horodatage, par Charles J. Stivale. Disponible à l’adresse :

Consulté : le 12 juillet, 2024.

[7] KRENAK, Ailton. Ideias para adiar o fim do mundo. São Paulo: Companhia das Letras, 2ª edição, 2020.

[8] SANTOS, Boaventura de Sousa. A incerteza entre o medo e a esperança. In : BIENAL DE SÃO PAULO, 32, 2016, São Paulo. Incerteza Viva. São Paulo : Bienal São Paulo, 2016. p. 37-45. Disponible à l'adresse :

Consulté le : le 16 juillet, 2024.

[9] GUATTARI, Félix. As três ecologias. Traduit par Maria Cristina F. Bittencourt. Campinas : Papirus, 1990 (Les trois écologies. Paris : Ed. Galilée, 1989).

[10] KENAK. Ideias para adiar o fim do mundo. São Paulo: Companhia das Letras, 2ª edição, 2020, p.22-23.

[11] DESCOLA, Philippe. Outras Naturezas, outras culturas. São Paulo : Ed 34, 2016. 

 

Sandra Rey est artiste plasticienne, Dr. en Arts Plastiques et Sciences de l’Art, Université de Paris I, Panthéon Sorbonne. Professeure et chercheuse dans le domaine des arts visuels (CNPq-IB). Elle est chercheuse invitée dans le programme d'Arts Visuels de l'Université Fédérale de Rio Grande do Sul, où elle dirige la Chaire « Art et Nature Processus Hybrides ». Elle est Titulaire de la Chaire ICESCO-UFRGS « Art et Nature, Processus Hybrides » et représentante de l'ICESCO auprès de l'UFRGS. Son processus artistique est fondé dans la relation art-nature, en conjuguant les recherches sur la photographie et les technologies numériques qui permettent d'élargir l'image par des processus de montage, en croisant avec des procédures issues de la peinture et de dessin. Elle expose régulièrement et publie des textes et des articles sur des questions liées à la recherche en arts visuels et aux écrits d'artistes. Ses œuvres font partie de collections publiques.

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