René Passeron
La peinture n'est pas faite pour qu'on en parle, surtout, avant de l'avoir vue. Elle est faite d'abord pour être faite, par celui qui la fait, puis, pour être vue, par tous. Donc, je vois surtout vous montrer des peintures.
Comme la Peinture est, historiquement, un ensemble de provinces diverses (allant du trompe-l'oeil au monochrome, en passant par les figurations symboliques, allégoriques et hédonistes, les non-figurations décoratives, et les formalismes, dits abstraits, de la musique visuelle, géométriste, lyrique ou matiériste), je vais éviter de plonger dans le trop-plein de cette histoire. Pour plus de véracité dans mon propos, je vous dois de n'évoquer ici que mon propre cheminement de peintre, vers ce que je pense aujourd'hui être l'objet ultime de la peinture. Ma réponse à la question de ce colloque sera démonstrative parce que personnelle, car je vois oser vous montrer les pièces d'un parcours privilège de l'âge, je puis penser qu'il soit venu à son terme. Après une période cubisante et picassiste de mise en forme des choses, ce fut un passage par la peinture-musique d'une abstraction lyrique joyeuse, allant bientôt à l'évocation de l'Erôs, dans, des inimages et des lavis assez crus, pour plonger ensuite, sous les coups de la vie, vers les tableaux de sable d'une méditation mortuaire. Sur le plan technique, ce cheminement, en marge des inimages et les lavis brûlés sous-collés, fut celui d'un dépassement de la peinture de chevalet vers la sculpto-peinture et l'installation murale. Et, pour bien montrer combien l'objet ultime de la peinture s'éloigne de la musicalité sensorielle, qui commente l'objet du désir sans le montrer, je vois accompagner de musique la présentation de mes peintures. Voici d'abord, à titre d'exemple le début de la cassette réalisée à l'occasion de mon exposition à Paris en l'an 2000.
Video Ars in fine : 5 minutes
J'ai choisi, pour accompagnement musical de cette présentation vidéo un extrait du Canticum ad beatam Vir2inem Mariam de Marc Antoine Charpentier (1643-1704), en raison du charme des voix de femmes, que je trouve porté au plus haut point de l'érotisme, mystique ou non, dans la musique religieuse baroque.
Vous aurez remarqué, je pense, combien la musique imposait à la peinture beaucoup plus qu'un accompagnement : une sorte de magnificence, dont le flux entraînait les peintures dans un défilement d'ordre musical. Inversement, malgré leur passage rapide et morcelé, les images imposaient, à la vocalisé plutôt heureuse de cette musique, une thématique venue de leur objet. Et vous constaterez, dans la suite que je vais présenter, que la sensorialité des formes picturales ou musicales. Se laisse infléchir par la présence de cet objet. A l'évidence, c'est l'intervention dure de l'objet pictural qui donne, à chaque instant de son déroulement, un sens au flux de la musique.
Car, la musique n'est que la corolle du cri, comme je l'ai noté dans les Exclamations philosophiques (qui vont paraître dans quelques semaines, et que je me permets de citer ) :
"La corolle frémissante du cri, qu'est-ce que c'est ? Sinon la parole du corps muet, la fioriture de son mutisme. une musique en somme ... D'ou cette plainte qu'elle ne soit pas l'arcane du tragique, mais toujours l'à-côté charmeur du merveilleux floral l'incantation vocale du souffle, les lèvres peintes de la bouche ouverte.
C'est pourquoi des esprits distingués, comme De Chirico, du champ et les surréalistes, notamment Eluard. Breton et Dali, se sont vantés de haïr la musique. Breton musicalise la peinture gestuelle qu'il condamne, quand il écrit dans Le Surréalisme et, la peinture (P.237) : "Dans le bruit consternant et tout envahissant de sonnailles en quoi se résout de plus en plus d'aujourd'hui" ... Il faut comprendre. Les surréalistes voulaient voir de leurs yeux, toucher de leur main" l'infracassable noyau de nuit"( 1 ) du corps de la femme offerte. Alors, ils se tournaient vers la peint qui montre l'objet du désir, tandis que la musique coule toujours APRÈS la source de la jouissance, dans conséquence éperdue de l'Acte, sans jamais montrer l'objet.
Plus grave encore, ou plus aigü : nous sommes roulés dans le flot de la musique, mais plantés DEVANT la peinture. Nous avons la liberté de détourner les yeux, non les oreilles, ni corps, qui s'enfonce dans les brouillards de la sonorité : centre de la sphère auditive, nous sommes faits. La peinture nous montre le monde comme un Dehors. La musique sonore nous possède, nous traverse de part en part. Notre corps, par elle marche au pas, quand elle est polluée de rythme. Elle est Dedans. Et là se retourne l'idée : si la musique est le dedans l'existence, elle est elle-même le tragique. Les surréalistes qui étaient des érotiques, ont souhaité, de toutes leurs forces transgressives, que l'objet du désir fit diversion à l'emprise de tragique. Ils sont restés sourds à la musique, comme il furent rebelles au tragique, trop souvent tourné en hymnes religieux, en comédies théâtrales (ce fut le drame d'Artaud) en prières suppliantes, et comblé par les expédients de la sensation. Ils se disaient "insoucieux de leur propre mort"(2), préférant le merveilleux de l'amour, au mystère de la question de l'être.
C'est pourtant cette question que je pose, cette question sans réponse, religieuse ou autre. je la pose dans la possession, picturale de l'Objet du désir, que son destin mortuaire transforme en objet de l'amour-révolte..."
Voici donc cette, exposition, ou plutôt ce défilé sans parole des images de ma peinture. En parallèle, se déroulera le flux sonore de l'admirable Voyage d'hiver II de Costin Miereanu, qui dure 12 minutes, et nous conduira jusqu'à nos conclusions. Pourquoi cette présence de la musique ? Parce que sa richesse fluide particulièrement dans l'oeuvre de Miereanu, s'écoule dans l'être du temps et rêve à l'objet du désir, sans le présenter, alors que la peinture s'arrête, en dehors de toute modulation colorée, dans l'exhibition, parfois choquante, de j'objet. Opposition flagrant et propre à mettre en évidence l'objet spécifique de la peinture. Ce sont les tableaux - et non les accords de la musique qui feront surgir devant nous les images transparentes de 1'Erôs, puis les spectres ensablés de Thanatos, dans quelques extraits de la série des Nécropoles... Enfin, mes dernières peintures, moins explicites et plus oniriquement plongées dans le mythe et sa contestation, seront l'objet de ma conclusion.
Cette conclusion relève d'une philosophie générale de l'art. Je pense que les peintres qui veulent porter leur art à l'éclat philosophique le plus haut doivent refuser les complaisances. rétiniennes et les plaisirs ludiques de la forme, pour présenter l'objet de notre situation fondamentale dans sa cruauté la plu évidente.
Que la poïésis nous arrache, ici, à notre destin ontologique, elle fait feu de tout bois, et sous-tend, par une activité créatrice prise à la source de la rêverie la plus intime, la diversité sensorielle de tous les arts. Mais, tandis que la musique, picturale ou autre, est baignée dans une pensée allusive de l'être la peinture fixe, dans la lumière de l'étant, la présence de la mort, comme finalité de l'amour.
Référence : «Texte de René Passeron, extrait d’un ouvrage dont j’ai réuni les textes, en 2004, dans le cadre d’une édition en partenariat avec l’UNESCO »