Sanae Ghouati
Dans cette collection Hypothésis « Socialité et Zeitgeist » La fin d’une Epistémè. L’Impensé coénesthésique est le cinquième livre d’une série de publications d’importance cruciale pour la conjoncture actuelle : L’Impensé Politique, L’Impensé Sociologique, L’Impensé Poïétique, L’imbroglio des Cultures, où Mohamed Zinelabidine réinterroge les concepts majeurs de notre modernité en saisissant ses angles morts et en détraquant ses zones obscures. C’est une réflexion épistémologique sur les questions relatives au glissement de la sociologie à la socialité, de la modernité à la postmodernité ; à la fin d’une époque, au changement de la perception du sens de l’histoire et l’entrée dans un nouvel anarchisme où l’on a du mal à nommer les choses, où le langage se désagrège et devient opaque car les choses mêmes qu’il nommait n’existent quasiment plus. Ne dit-on pas « mal nommer les choses c’est ajouter au malheur du monde ?». L’absence de sens vient à marquer ce tremblé au sein de la parole qui fait vibrer l’institution symbolique, la mettant en résonnance profonde avec l’expérience vécue. Jean Baudrillard n’avait-il pas prédit la liquidation de tous les référentiels dans son livre, Ô combien actuel, Simulacres et simulations ? Le progrès déraisonnable et immodéré de l’intelligence artificielle, sous toutes ses formes, a délogé le réel au profit d’un monde virtuel où une société imaginée remplace la vraie, trop morose souvent, car trop réaliste. De nouveaux chapitres noircissent le tableau de la société moderne et mettent la lumière sur la vulnérabilité de ses structures : la perte des repères et du sens critique, la désagrégation de l’ordre sociétal, le drame conceptuel, les faux-semblants, l’impossibilité du réel… Tout cela marque la fin d’une époque !
Notre monde présente, et depuis longtemps selon les sociologues, des défaillances stridentes des fonctions vitales de l’ère moderne, dont l’élite mondiale tient absolument à ressusciter les fonctions essentielles compromises. Le livre de Mohamed Zinelabidine arrive à un moment de crise et de bouleversements géopolitiques, une période trouble où la pandémie covidienne est peut-être en train d’abréger cette parenthèse historique et d’accélérer la liquidation des réalités anciennes. Elle met un point final à toutes les espérances de renouvellement ou de régénération.
En nourrissant ses réflexions des théories de Michel Foucault, Emile Durkheim, Gilbert Durant, Michel Maffesoli et autres, et en puisant dans les théories les plus importantes de l’anthropologie à la sociologie, de la géopolitique culturelle à l’esthétique générale et aux politiques culturelles, Mohamed Zinelabidine opte ostensiblement pour une démarche intellectuelle qui reflète bien son statut d’«Impenseur », comme il se qualifie lui-même dans son livre, interprétant les mutations sociales sans les juger ou les catégoriser. Il montre une forte réticence aux théories globalisantes et européano-centristes et privilégie l’ouverture sur les « Cultures autres », qualifiées souvent de cultures de la « périphérie » (la culture arabo-islamique entre autres) en adoptant l’enjeu du « comprendre » à celui de l’ «expliquer ».
Aujourd’hui, il est clair que nous vivons des mutations de fond, inquiétantes pour les pessimistes du savoir, annonçant la fin d’un monde si ce n’est la fin du monde pour les catastrophistes d’entre eux, mais la fin d’un monde n’est pas la fin du monde ! Il en a été ainsi à différentes périodes de la longue histoire humaine. La rationalité, l’individualisme, le progrès, autant de termes clés de cette modernité, visiblement en perte de vitesse avec un renversement des valeurs mettant entre parenthèses tout un monde pensé avec des idées obsolètes pour une humanité qui en est déjà détachée. Un désaccord de plus en plus alarmant entre ce qui est dit et ce qui est vécu, donnant naissance à un hiatus de plus en plus décisif entre le haut et le bas. Un système manifestement épuisé à tous les niveaux causant une rupture entre l’élite et les peuples. Pour les sociologues de la postmodernité, c’est une parenthèse qui se ferme et un nouveau monde émerge, une nouvelle forme de socialité dynamise certaines valeurs humanistes et encourage le vouloir-vivre ensemble en élaborant un nouveau paradigme, une nouvelle épistémè.
A l’horizon de ces disparitions et face à la dégénérescence d’un système stérile, Mohamed Zinelabidine esthétise tout de même un moment qui demeure humain ; tant qu’il reste un regard pour l’abreuver, une parole pour le secouer et un imaginaire pour réinventer l’infini des univers : l’art et la culture restent la seule forme de survivance et de sociabilité à l’écoute des innovations possibles venues d’ailleurs. Il revendique pour le reste, une pensée loin des bien-pensances instituées et des prêt-à-penser modernes, bref, une pensée capable d’engendrer l’« Impensé » et d’améliorer la vie de l’homme au sein d’une société non encore corrompue.
Je ne peux conclure sans penser à Max Weber qui disait dans Le Savant et le politique (Plon, 1959) que les vertus du politique étaient incompatibles avec celles du savant, car on ne peut être, en même temps, homme d’action et homme d’études sans porter atteinte à la dignité de l’un et de l’autre métier. Je dirai que Mohamed Zinelabidine le chercheur, l’universitaire de renom, le « savant » en terme wébérien, sociologue, enseignant, musicologue, musicien, peintre… est tout aussi pertinent, lumineux et illuminant, limpide et rayonnant que le politique, ministre et homme d’action et de gestion qu’il est !