Pr. Fathi Triki
Titulaire de la Chaire ICESCO " Repenser le Vivre-ensemble " - Tunisie
Monsieur Kamel Ayadi, Consul régional du Globethics ;
Monsieur Youssef Ben Othman, Directeur Général du CERES ;
Monsieur Fadi Daou, Directeur Exécutif du Globethics ;
Mesdames, Messieurs ;
Chers collègues ;
C’est un honneur pour moi de représenter ici dans cette journée l’ICESCO sur la demande de mon ami le professeur Mohamed Zinelabidine, Directeur de la Culture et de la Communication à l'ICESCO.
Comme vous le savez, l’ICESCO, avec ses 53 membres a comme objectif premier d’assurer l’excellence dans l’éducation et dans l’enseignement, en science et technologie, en sciences sociales et humaines et en culture et communication. Pour atteindre cet objectif et dans un souci éthique, dirais-je, l’ICESCO a mis en place un réseau de 8 chaires et bientôt de 10 chaires pour donner à cette excellence une dimension culturelle, pour encourager la recherche et créer une synergie entre les chercheurs et les penseurs des pays membres et à l’échelle internationale. Pour cela, il a été créé une plateforme numérique, forum icescocreative.com. Ce forum des chaires ICESCO " Pensée, Patrimoine, Lettres et Arts " se réunira à Tunis du 3 au 5 juin 2024, en la présence du Directeur Général S.E Dr. Salem AlMalek. En effet, la Tunisie a eu la chance d’abriter deux chaires parmi ces 8 chaires, l’une s’occupe d’anthropologie et d’histoire présidé par mon collègue et ami Faouzi Mahfoudh et la deuxième intitulée pour penser le vivre ensemble que je dirige moi-même.
Nous savons tous que l’éthique est une discipline philosophique portant sur les jugements moraux et dont le concept est donc très proche de celui de la morale. Elle porte aussi sur les modes de vie des gens, sur les normes et les limites des relations interindividuelles et sur leur rapport au monde et à leur environnement.
Il va sans dire que notre pays à l’instar de plusieurs pays du monde, vit une période de profonds changements organisationnels, technologiques, politiques et culturels. L’éthique peut évidemment nous aider à mieux cerner cette crise du changement et préparer le terrain pour en sortir. C’est pourquoi, l’éducation à l’éthique dans toutes les branches et spécialités de l’enseignement supérieur devient une urgence. Or, il n’est pas possible d’enseigner l’éthique sans esprit critique pour échapper justement aux dogmes des lois morales. L’Algérie a choisi d’enseigner la philosophie pratique, c’est-à-dire, l’éthique, dans toutes les disciplines de l’enseignement supérieur.
Je voudrais en quelques minutes défendre cette généralisation de l’enseignement de la philosophie pratique en précisant quelques points nodaux :
Comme vous le savez, la philosophie devient diverse. son champ d'investigation s'élargit pour englober toutes les autres pratiques qu'elles soient discursives ou non discursives (religion, sciences, savoirs, art, technique, morale, société, politique ... ), La philosophie clarifie, critique, diagnostique, délimite et théorise. En ce sens, elle se déploie généralement dans un domaine qui lui préexiste ou lui est contemporain comme les sciences, l'économie, le droit, l'histoire, la politique, la médecine, la gestion, la société, etc. et s'octroie, pour ainsi dire, une place non négligeable dans le jeu des discours qui caractérise une époque dans une société donnée.
Or, dans l’actualité brulante où vit l’homme depuis plus d’un siècle, les guerres, les génocides, les déportations, les crises économiques, les totalitarismes, cette philosophie qui critique et clarifie devient éthique. Oui, dans cette conjoncture, il faut affirmer la primauté de l'éthique sur le savoir métaphysique, rétablir le pouvoir de l'imaginaire, cette capacité à créer un horizon de sens, dirait Arendt, sans lequel le monde livré à ces barbaries cesse d'être habitable.
C’est pourquoi, Lors de la conférence internationale de philosophie organisée par l'UNESCO en 1995 à Paris, une déclaration des philosophes présents, connue désormais sous l’appellation « Déclaration de Paris pour la philosophie » a été proclamée. Cette Déclaration réaffirme que l'éducation philosophique, en « formant des esprits libres et réfléchis, capables de résister aux différentes formes de propagande, de fanatisme, d'exclusion et d'intolérance, contribue à la paix et prépare chacun à prendre ses responsabilités face aux grandes interrogations contemporaines notamment dans le domaine de l'éthique ».
L’on peut dire qu’il y a actuellement deux tendances lourdes de la pratique de la philosophie dans le Monde.
La première tendance est de dégager la philosophie de l’académisme et du théocratisme pour qu’elle devienne citoyenne, ouverte à la chose publique.
La deuxième tendance lourde c’est la pratique de la philosophie pratique. Jusqu’à la moitié du siècle dernier, il y a eu une sorte de primauté du théorique sur la pratique dans l’enseignement de la philosophie. Mais déjà à la fin du 18ème siècle, le philosophe allemand Fichte, à la suite de Kant, a déjà affirmé le primat de la pratique dans la philosophie[1]. Après la deuxième guerre mondiale, la tendance commença à se renverser. Le développement des sciences sociales et des sciences cognitives et la critique de la métaphysique ont orienté la pratique philosophique vers le vécu (la phénoménologie), vers l’existence humaine (l’existentialisme), vers l’éthique et la politique, vers le langage (l’analytique), vers les choses de la vie quotidienne (philosophie de la différence).
C’est une tendance réelle qui veut donner à cette philosophie un caractère d’applicabilité, on l’appelle philosophie appliquée. Il s’agit généralement de l’approche philosophique des éthiques pratiques (bioéthique, éthique des affaires, éthique médicale, etc.). Mais, cette philosophie peut être appliquée sur les sciences de la communication (philosophie des médias) sur les expressions artistiques (philosophie de l’art), sur le sport, etc.
Maintenant si on veut donner une place réelle à l’éthique dans notre système d’enseignement dans nos différentes universités, il faudrait généraliser l’enseignement de la philosophie pratique et appliquer qui peut assurer une éducation à l’éthique en évitant le dogmatisme et en s’ouvrant à la liberté considérée comme l’éthique des éthiques.
[1] Cf. Fichte, Les principes de la Doctrines de la Science, in Œuvres choisis de philosophie première, traduction de Alexis Philononko, Paris, Vrin 1980.