Zoubeida BOUKHARI
Consultante indépendante en culture éducation et communication environnementale
La question, celle du rapport entre la communauté et le développement est devenue aujourd’hui une préoccupation de taille. Il est prévisible qu’elle constituera l’un des défis majeurs de ce siècle. Dans ce contexte, la culture elle-même est un outil pour une démarche éthique dont le développement communautaire est une dimension d’actualité. La politique culturelle pour le développement doit, ainsi, être une politique adaptée, sélective, décidée au plus près du "terrain", avec en permanence le souci que l’objectif des retombées économiques ne doit pas masquer celui de stimuler dans les communautés, chez les gens, chez les individus eux-mêmes, le désir de culture. En effet, La revendication identitaire favorise et dynamise les efforts de développement. Par ailleurs, la recherche ou la reconstruction d’identités territoriales sont le fait évident d’individus, de groupes, de localités et d’espaces motivés par le désir de repérage et d’enracinement dans une société à la dérive ou ressentie comme telle. C’est ainsi, que la connotation culturelle est reconnue de tous, à travers les spécificités léguées par le passé et encore vivante : l’accent, sinon la langue, les goûts, les comportements collectifs et individuels offrent une diversité qui est une richesse à maintenir ou à retrouver. Cette diversité est, certes, l’atout majeur de l’offre culturelle locale puis que « sans la participation concrète des personnes aux événements et aux processus qui affectent leurs vies, les modes de développement humain nationaux ne seront ni souhaitables ni durables. » tel que le souligne en 2013 le Rapport du PNUD, sur le Développement Humain.
C’est une voie de développement qui s’inscrit dans la tendance internationale en matière de patrimoine culturel. Elle marque ainsi une nouvelle étape dans l’histoire du patrimoine culturel et reflète les conceptions actuelles en élargissant la notion du patrimoine, pour inclure le patrimoine immatériel. D’où des possibilités qui s’ouvrent aux municipalités et aux communes autochtones souhaitant intervenir pour la protection d’éléments du patrimoine culturel qui leur sont chers. Ceci est reconnu par la convention 2005 de l’UNESCO dont l’article 13 stipule : « Les Parties s’emploie à intégrer la culture dans leur développement, à tous les niveaux, en vue de créer des conditions propices au développement durable et, dans ce cadre, de favoriser les aspects liés à la promotion de la diversité des expressions culturelles. »En outre, cette même convention souligne l’importance de la culture pour la cohésion sociale en général, et en particulier sa contribution à l’amélioration du statut et du rôle des femmes dans la société. Voire le cas des potières de Sejnane, en Tunisie.
Reconnue en tant que milieu rural situé au Nord Ouest de la Tunisie et rattaché administrativement au gouvernorat de Bizerte, Sejnane est un village où l’argile est répandue, partout, sur le site naturel. Cette argile est exploitée par les femmes pour réaliser des poteries traditionnelles, activité capitale pour le développement local de la région. L a culture contient, en fait, à la fois les moyens et les finalités du développement : c’est en grande partie en misant sur la valeur de son identité et de son patrimoine culturel que cette zone rurale a pu développer des activités génératrices de revenu pour et par les citoyennes. En conséquence, l’affirmation de l’identité culturelle locale et l’amélioration de la qualité de vie induites par ces activités renforce la fierté de ces artisanes et leur sentiment d’appartenance à un territoire, gages de survie et de développement. Il est, bien évidemment, incontestable que les savoir-faire traditionnels, symboliques de la culture locale, ont souvent débouché sur des productions dont la qualité transcende la distinction classique entre "art" et "artisanat". Mais pour différentes raisons, tels que le manque d’évolution des produits ainsi que l’absence de relève, à Sejnane comme ailleurs, la poterie ainsi que d’autres savoir-faire, ces activités nobles, porteuses de fortes valeurs ajoutées tendent à être délaissées. Elles nécessitent des actions de dynamisation, voire de réhabilitation.
C’est en 2016 que l’initiative d’inscrire la poterie des femmes de Sajnene sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO était apparue sous l’impulsion de citoyennes de la commune, du Ministère des Affaires Culturelles et de l’institut National du Patrimoine. Cette initiative visait à valoriser de façon intégrée et interactive le patrimoine culturel immatériel (PCI) de la commune. Sajnane a, depuis, commencé à attirer un certain nombre de visiteurs. A cette dimension touristique très importante pour les potières s’ajoute, essentiellement, la valorisation du patrimoine qui est destinée avant tout à la population locale pour qui le patrimoine est un outil de démocratie participative, d’identité collective, d’élargissement du champ de conscience vers un développement local certain.
Se lancer dans la mise en valeur du patrimoine vivant est, donc, un pari pouvant témoigner que le développement peut venir de la culture. En effet, à Sajnane, la communauté féminine était consciente qu’en valorisant son patrimoine culturel immatériel, en l’occurrence sa poterie qui est une activité manuelle ayant pour sources le contact permanent avec la nature, elle pourrait disposer d’une source de revenus renouvelables et initier d’autres projets. Ces femmes potières se devaient d’être pionnières en matière de développement local. Il fallait retenir les visiteurs de leur village et le revaloriser aux yeux de ses habitants. Il fallait reconstruire une identité positive en ayant à l’esprit que l’identité n’est pas un concept fixe, figé, éthnocentré mais qu’elle se nourrit constamment d’influence extérieure. C’est ainsi que leur savoir-faire relégué aux oubliettes est devenue source d’une ambition majeure : faire de leur poterie un produit à l’exportation. Pour ainsi dire, le patrimoine culturel immatériel (PCI) est partie intégrante de la mémoire patrimoniale. Cette mémoire patrimoniale n’est donc pas seulement désignée par les instances de l’Unesco. Elle est reconnue, et valorisée, par les actions des uns et des autres. Les potières de Sejnane sont, là, une référence remarquable. Économiquement, elles font exister leur mémoire patrimoniale. Symboliquement, elles la font reconnaître : elles font de leur savoir-faire des mémoires contemporaines qui se reconnaissent par leurs couleurs locales. Le plus souvent, elles commercialisent leurs produits à allure locale. Néanmoins, leur adhésion à de nombreuses foires à l’échelle nationale marque l’émergence d’un nouveau modèle sociétal, celui du passage des sociétés sédentaires aux sociétés à habitants mobiles. Désormais et de multiples manières, ces potières de Sejnane circulent. Ce sont ces circulations qui font les fondements structurants de leurs styles de vie. Un style de vie qui dévoile la manière dont elles sont parvenues à garder le compte de ces pans d’histoire, de ces mémoires et de ce savoir-faire qu’on enterre.