Éliane CHIRON
(1942 - 2021)
Le dernier texte d'Eliane CHIRON
MÉDUSE
Eliane comptait organiser ce colloque sur "Méduse ", et voici son argument. Avec son sens de la minutie et du détail, elle a tout conçu, prévu et projeté... Hélas, elle nous a quittés, mais son texte porte toujours sa flamme, sa ferveur et son engagement.
MÉDUSE, UNE FIGURE FÉMININE DE L’HÉRITAGE MÉDITERRANÉEN DANS L’ART CONTEMPORAIN. 12 mars
« Pour commencer, Méduse est une jeune fille qui se fait remarquer[1].»
POURQUOI MÉDUSE ?
Pourquoi proposer Méduse comme sujet de réflexion collective ? Parce qu’elle ne cesse, depuis des années, de revenir inopinément, tant dans mes écrits de chercheur que dans mes œuvres d’artiste. Très souvent je tombe sur elle (ou l’inverse), sans l’avoir cherchée. En 2017, au retour d’un séjour dans l’île de Tinharé au nord-est du Brésil, à partir d’une photo d’arbre déraciné par la mer, j’ai réalisé une Méduse dont j’ai fait aussitôt ma carte de visite avec la conviction immédiate qu’enfin, j’avais là une image qui me ressemblait. Une image noire et rouge. Rouge comme le sang. En juin 2020, pour une série de posts sur Instagram au sujet de la pandémie : Dessine-moi un masque, la première image a été, sans réfléchir, une Méduse masquée, elle qui est déjà un masque ; puis furent postés comme une évidence, le 21 juin, trois portraits de moi-même en Méduse, à partir d’une photo de ma vie d’étudiante prise au photomaton de la piscine Molitor à Paris. Alors puisque dans le cadre de l’ICESCO, nous sommes invités à proposer une thématique s’inscrivant dans l’année de la femme, Méduse s’est imposée. Davantage quand j’ai relu dans Visions capitales de Julia Kristeva, au chapitre intitulé « Qui est Méduse? » : « Pour commencer, Méduse est une jeune fille qui se fait remarquer[2].» À partir de 2015 déjà, j’ai soupçonné que nous étions tous concernés par Méduse et que peut-être nous n’en aurons jamais fini avec elle, de même qu’elle ne nous a peut-être jamais quittés.
« INCHERCHABLE » Inutile de croire que vous pouvez chercher la figure de Méduse. Maldiney, après Héraclithe, dirait qu’elle est « incherchable »[3]. C’est elle qui, à chaque fois, vous « tombe dessus » (comme les nids de serpents tombant des arbres sur la tête des gens), elle qui vient à vous comme image, dans la médusation, comme en France lors des attentats du 7 janvier et du 13 novembre 2015, ceux de Nice le 14 juillet 2016, qui nous ont envahis d’effroi et de stupeur. Ajoutons, entre autres, en Tunisie, l’attentat du Bardo le 18 mars 2015, la même année le 26 juin, celui de Sousse, à l’hôtel Majhaba ; le 7 mars 2016 à Ben Gardane. Récemment en France, en octobre 2020, en pleine rue, un enseignant « décapité » (et cette fois le mot était juste, nommant l’acte précis). À chaque fois, nous avons assisté au surgissement de Méduse dans notre monde, au milieu de nous, au cœur de nos vies.
« SURVIVANTE » Aby Warburg parlerait de la survivance de Méduse, aussi vivace et féconde que celle de sa Nymphe antique, vêtue de draperies en mouvement, autre sorte de figure féminine. Méduse me hante, et depuis longtemps, pour l’avoir vue en photo, monstrueuse, durant mes années d’étudiante, occupant le fronton du temple grec archaïque d’Artemis à Corfou et une métope du temple de Sélinonte. Mais le moment déclencheur, le choc visuel ineffaçable, est sa rencontre au musée de Sousse en Tunisie, en pavement de sol d’une villa romaine. J’en ai tiré l’idée de la mort dans les yeux de tout paysage, là où sont enterrés les morts, où notre corps ne peut pas aller[4]. Puis à partir de 2015, Méduse est revenue dans notre présent. L’actualité la plus atroce des crimes islamistes nous a rendus familiers le mot de décapitation que nous pouvions croire relégué dans une histoire révolue, mais qu’ont diffusé en boucle réseaux sociaux, médias radiophoniques et télévisés. L’air que nous respirons en a été contaminé. Pourtant, à notre époque, s’il y a des récits, il n’y a pas d’images ouvertement à la vue de tous[5]. Mais puisque nous avons été médusés par la rencontre d’événements impossibles à regarder en face, c’est comme si le regard de Méduse était encore mortel. C’est de sa survivance ininterrompue dans l’art que provient Méduse aujourd’hui, émergeant sans crier gare dans l’actualité. Car c’est encore Méduse, en tant que jeune fille violée, qui est revenue avec #MeToo, cet événement planétaire de la parole libérée des femmes, qui a marqué un tournant majeur dans le monde. Comme si enfin Méduse violée se mettait à parler. En prenait le droit.
« INDESCRIPTIBLE » La survivance singulièrement vivace de Méduse en image peut se comprendre par son statut particulier, ambigu, en Grèce ancienne. En premier lieu l’impossibilité de l’aborder par une description précise. Françoise Frontisi-Ducroux constate cette étrangeté. « Aucun texte grec ne donne une description complète de la Gorgone. Méduse et ses sœurs, la tête coupée et le gorgoneion sont toujours présentés de façon vague et ne sont décrits que sur leur pourtour[6]. » Si l’on suit ce que disent les textes grecs, Méduse est la rencontre la plus imprévisible, car indescriptible. Elle fait « l’objet d’une figuration plastique surabondante » parce qu’elle porte à son comble ce qu’est une image singulière qui n’a pas de modèle dans le monde visible. « Ses traits exposent aux regards un amalgame d’éléments habituellement séparés et incompatibles, ce qui est le propre du monstrueux [¼] Les éléments humains s’y conjuguent avec des parties animales (serpents, bœuf, lion, sanglier, cheval, oiseau). L’hybridation fournit une solution à la représentation du non-visible, en lui substituant le jamais-vu[7]. »
ABSENCE DE RÉCIPROCITÉ VISUELLE ENTRE UNE FEMME ET UN HOMME
On l’oublie souvent : avant d’être un monstre, Méduse est une (très belle) jeune fille. Seuls un viol et sa punition par Athéna : une métamorphose, l’ont rendue monstrueuse et c’est ainsi qu’elle reste, selon J. P. Vernant, la plus terrifiante « figure féminine de la mort en Grèce »[8] ». Or en Grèce ancienne, nous dit Françoise Frontisi-Ducroux[9] (parce qu’elle est une femme ?), dans les figurations sur les vases, le face-à-face entre un homme et une femme est impossible. Les figurations de femmes sur les vases à boire (et jamais sur des coffrets à bijoux), sont utilisées seulement par les hommes dans les banquets. Généralement, pour figurer les amours des dieux (ou déesses) et des mortels (ou mortelles), les scènes d’enlèvements de jeunes filles sont fréquentes et « dans tous les cas, c’est le mâle qui l’emporte [¼] Toutes ces images mettent en scène l’intrusion de la violence masculine dans le monde des vierges et la panique qu’elle suscite[10]. » S’adressant aux hommes, « le face-à-face entre l’image et son spectateur [¼] met en évidence [¼] l’absence de réciprocité visuelle et l’inégalité de cette relation : elle donne à voir la femme à la merci de l’homme, la femme à prendre, à posséder, à violer[11] ». En bref, « appliquée à un visage féminin, la frontalité construit le plus souvent un faux face-à-face entre un visage de femme et un regard masculin[12] », à qui s’adresse toute image. Nous pouvons en déduire que lorsqu’un face-à-face réel pourra être imaginé, imagé, il ne pourra s’agir que d’un face-à-face avec Méduse, ce monstre terrifiant, qui tue quiconque croise son regard. Et l’on dira longtemps (aujourd’hui encore ?) aux filles de baisser les yeux. Et pour nous qui vivons à l’ère toute récente de #MeToo, comment ne pas voir, dans ce qui surgit aujourd’hui de la parole des femmes, la survivance de cette absence de réciprocité visuelle et cette violence qui n’a jamais cessé ?
MÉDUSE SELON J. CLAIR, J. P. VERNANT, J. KRISTEVA
Dans Contribution à une anthropologie du visuel, de Jean Clair[13], placé sous l’égide de l’ œuvre posthume de Marcel Duchamp, Étant donnés, que pouvons- nous lire, en premier, sur le rabat de la première de couverture ?
« Méduse mêle en ses traits l’humain et le bestial. Elle habite l’extrême Occident, aux confins de l’Hadès. Elle a le pouvoir d’arracher l’homme à la vie organisée pour le replonger dans l’horreur du chaos. Elle pétrifie qui la regarde. Mais une autre tradition la présente comme une jeune fille douce et séduisante qui, courtisée par Poséidon, s’unira à lui dans un temple consacré à Athéna. C’est pour la punir que la déesse aurait changé sa chevelure en serpents[14]. Cette ambiguïté de Méduse, puissance de nuit et de mort, mais aussi de fascination et de grâce, se retrouve au cours des siècles dans les innombrables représentations que les artistes ont tracées d’elle. Monstre effrayant, « femme à barbe », elle se rencontre au fronton des temples, sur les vases, les objets domestiques et les armes. Apotropaïque, elle protège les humains du mauvais œil, elle terrifie l’ennemi, elle éloigne la mort. À l’époque classique, elle orne l’égide d’Athéna. L’époque hellénistique préfère à ses pratiques conjuratoires les traits aimables de la séductrice[15]. » Puis c’est la Renaissance qui, en « ressuscitant l’effigie des dieux anthropomorphes du panthéon grec, ressuscite celle du monstre. Dès lors Méduse va resurgir chaque fois que, dans sa marche vers les lumières, l’esprit humain vacille et, se retournant sur lui, découvre la figure de l’épouvante. »
« Séductrice », Méduse ? « Douce et séduisante » ? Elle « s’unit à Poséidon », de son plein gré, dans un temple ? Et pour cela elle doit être punie ? Le motif de la punition est dans cette interprétation des paroles de Persée dans les Métamorphoses. Or, Ovide écrit seulement ceci :
« D’une éclatante beauté, Méduse fait naître des espoirs jaloux de nombreux prétendants, et, dans toute sa personne, il n’y avait rien qui attirât plus les regards que ses cheveux [¼] Le maître de la mer la viola, dit-on, dans le temple de Minerve [¼] et, pour que cet attentat ne demeurât pas impuni, [la fille de Jupiter] changea les cheveux de la Gorgone en hideux serpents[16]. »
Qu’écrit de son côté Jean-Pierre Vernant, cet autre grand spécialiste ? Il s’inspire, lui, de la Théogonie d’Hésiode, qui dit, à propos de Méduse : « elle est mortelle/Avec elle seule a couché/Celui-qui-a-les-cheveux-bleus/dans une prairie douce, /au milieu des fleurs du printemps[17]. » Tandis que Vernant écrit : « La Gorgone mortelle, dont le nom est Méduse, s’unit à Poséidon dans une tendre prairie aux fleurs printanières[18]» : il fait d’elle le sujet de l’action, comme si elle avait pris l’initiative, alors que pour Hésiode, Poséidon est bien l’acteur de la scène. Julia Kristeva, elle, dans le catalogue de son exposition Visions capitales[19], au Louvre en 1998, est fidèle au texte d’Ovide. Parce qu’elle est une femme ? Elle écrit que Poséidon a « séduit » et « violé » Méduse. Elle remarque que déjà, dans les représentations préhistoriques du féminin, s’échangent le sexe et le visage : vulva et vultus[20]. Déjà la femme est son sexe. Elle aussi, comme Françoise Frontisi-Ducroux, s’attache en priorité aux pouvoirs des images : Kristeva rappelle que le premier témoignage de Persée tranchant la tête de la Gorgone « serait iconographique… sur une amphore corinthienne du début du VIè siècle. La légende de Persée, mentionnée chez Homère », est enrichie par Philostrate, Pline et Ovide, lequel insiste sur la pétrification des végétaux marins que le sang méduséen transforme en corail. Il s’agit là de la contagion tactile qui pétrifie, alors qu’ailleurs ce sera son regard. « Le mot générique « corail » pourrait provenir de « coré », qui signifie « jeune fille », comme Méduse[21]. »
MÉDUSE COMME EIKÔN DANS L’ART
Mais tout le monde s’accorde avec le fait suivant : si Persée a pu décapiter Méduse, c’est pour avoir eu la possibilité de la voir dans son reflet « dans le miroir de bronze de son bouclier [22]» fourni par Athéna. Méduse ne peut être regardée directement, pas plus que le soleil ou la mort, mais ne peut être vue qu’en image réfléchie dans un miroir, en eikôn. D’où, pour F. Frontisi-Ducroux, « le statut nécessairement iconique de la face de Gorgô (comme) vision interdite qui n’est accessible aux humains que sous forme d’eikôn[23]. »
Donc, nous pourrions interroger la figure de Méduse, non comme mimesis et représentation, mais apparition, au sens où Maldiney insiste sur l’image comme apparaître[24] et où les sciences cognitives nous apprennent, avec Francisco Varela, qu’aujourd’hui, la représentation d’un monde qui serait prédonné est remplacée par l’émergence (ou enaction) d’un monde nouveau[25]. Méduse est un monde interdit, impossible à voir, le monde de l’indifférenciation archaïque, celui de l’Hadès, le monde de la mort. J. Kristeva conclut que Méduse « est au cœur de l’aventure iconique des humains[26] ». Elle se demande : « Méduse serait-elle la déesse tutélaire des visionnaires, des artistes ? » Sa survivance qui n’en finit pas « nous fait comprendre que si l’artiste parvient à éviter d’être la victime de Méduse, c’est parce qu’il la reflète tout en étant une transsubstantiation de son sang [¼] annonçant une esthétique de l’incarnation[27]. » Et les artistes n’en finiront pas de faire des images de Méduse, elle-même tout image. Seulement image. Au sens où pour Maldiney l’image ne se tient pas dans le même espace que nous : « elle est exclue de la spatialité[28]. »
Loin d’être seulement un témoin (comme a pu l’écrire Victor Hugo par ailleurs), l’artiste compose toujours à partir du montage d’expériences issues de lieux et d’époques disparates[29]. Le tableau Guernica, par exemple, n’est pas la représentation du bombardement des habitants de la ville du même nom en Biscaye par la légion Condor, en 1937, mais la figure de l’horreur, suscitée par un massacre délibéré de civils, éprouvée par le peintre espagnol en exil, qui va exprimer l’héritage des gravures de Goya sur les atrocités commises lors de l’occupation de l’Espagne par l’armée de Napoléon. En cela, le noir et blanc de Guernica, certes inspiré par les photographies de la guerre d’Espagne abondamment diffusées par les journaux, plonge aussi dans l’aquatinte et le burin des eaux fortes des Désastres de la guerre et des Tauromachies de Goya. Picasso alors, oppose le miroir de l’art à l’irruption de Méduse que représente la dévastation de Guernica, il dresse verticalement la peinture comme image et valeur insurpassable d’un monde de liberté que la barbarie ne peut faire abdiquer. Et sans doute l’artiste est-il lui-même le cheval éventré par la douleur en même temps que le taureau. Comme Picasso, face à Méduse, chaque artiste doit se faire multiple, poïkilos, résolument ambigu, devenir un nouveau Persée qui, avec l’aide des dieux, réussit par son art à décoller la tête de la Gorgone afin de devenir Méduse à son tour et s’approprier son pouvoir prophylactique. Pour ce faire, à chaque fois, l’artiste restaure le mythe par l’invention d’un monde du Tout Autre, que l’artiste combat en se faisant pareil à lui. Témoin l’Autoportrait (1972) de Picasso un an avant sa mort, terrifiant, figurant « la mort dans ses yeux[30] », succédant à l’autoportrait de Courbet, tout jeune au contraire, à vingt-quatre ans, de face, les yeux écarquillés, intitulé Le Désespéré (1843-1845). Et auparavant la Méduse du Caravage (1595-1598), autoportrait peint sur toile bombée en bouclier.
L’ARCHAÏQUE ET LE CONTEMPORAIN
Nous retrouvons, à travers la « survivance » en image, toute warburgienne, de Méduse, cette alliance énoncée par Giorgio Agamben[31], s’inspirant de Walter Benjamin, que le plus contemporain, y compris les plus récentes technologies, a secrètement partie liée avec l’archaïque : « Les historiens de l’art et de la littérature savent qu’il y a entre l’archaïque et le moderne un rendez-vous secret, non seulement parce que les formes les plus archaïques semblent exercer sur le présent une fascination particulière, mais surtout la clé du moderne est cachée dans l’immémorial et le préhistorique ; c’est en ce sens que l’on peut dire que « la voie d’accès au présent a nécessairement la forme d’une archéologie. Celle-ci […] nous fait remonter […] à ce que nous ne pouvons en aucun cas vivre dans le présent[32][…] C’est comme si cette invisible lumière qu’est l’obscurité du présent projetait son ombre sur le passé tandis que celui-ci, frappé par ce faisceau d’ombre, acquérait la capacité de répondre aux ténèbres du moment[33]. » De fait, l’artiste est contemporain « quand il reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps» et qu’il ne coïncide pas parfaitement avec lui », devenant plus apte à percevoir et à saisir son temps[34] ».
HYPOTHÈSE (RISQUÉE) D’UNE INTIMITÉ COLLECTIVE AVEC MÉDUSE
Avec des variantes, entre beauté et monstruosité, le mythe de Méduse traverse les siècles au rythme des œuvres des artistes. D’Ovide à Shakespeare (avec Macbeth), de Rembrandt au Caravage, Artemisia Gentileschi, Klimt, Munch, Khnopff, Chirico, Duchamp, Damien Hirst, Louise Bourgeois, Mona Hatoum, bien d’autres encore. Méduse ne cesse de revenir en image, comme reflet, comme évitement du face-à-face intolérable avec la mort, dans sa fonction prophylactique. Nous pourrions ensemble tenter cette hypothèse : qu’elle doit être exhumée à travers une relation intime avec elle, qui ne se révèlerait qu’à travers une extériorisation visuelle dans les arts. Dans l’imaginaire collectif, il y aurait une intimité collective partagée, durable, latente, avec la figure de Méduse. Une intimité du contact, qui nous collerait à la peau, puisque Méduse est un masque, l’inverse d’un visage, la proximité inouïe du radicalement Autre. Le vis-à-vis frontal avec Méduse est un contact tel qu’alors c’est nous qui portons son masque, qui n’avons plus de visage. C’est ce qui se nomme être médusé.
Est-ce ici que l’art, évitant ce contact mortifère, trouverait sa vraie fonction, prophylactique ? Qui serait aussi celle de la justice ? Dans l’atrium sur lequel s’ouvre la Cour de Cassation à Paris, surplombant la porte d’entrée, un buste en pierre, figurant César, affronte le regard de Méduse, sculptée en vis-à-vis, son regard traversant l’espace. Comment mieux signifier le tranchant du regard, tranchant de la décision, tranchant de la justice, dans cette inscription surplombante, gravée dans la pierre : « Dans toute la République, il n’y a qu’une seule cour de Cassation » ? On le sait : c’est elle qui tranche, à la fin. Le cou de Méduse ?
COMMENT, EN FAISANT ŒUVRE, LES ARTISTES ONT-ILS PU VOIR MÉDUSE ?
Méduse serait le paradigme de la confusion de l’horreur et de la beauté. Pascal Quignard écrira : « Il n’y a de beauté que médusante ». Rilke débute ainsi la première Élégie de Duino : « La beauté commence comme la terreur : à peine supportable[35]. » Pour dire L’effroi du beau[36], Jean-Louis Chrétien s’inspirera des poètes autant que du Phèdre de Platon, lui-même raconté sous forme de mythe. Edgar Morin s’émerveille que du chaos naisse le logos. Avec Méduse, comme avec les images, du chaos naîtrait la beauté. « N’achève l’œuvre que ce qui la brise[37] », écrira W. Benjamin.
Ce qui est proposé ici, par l’analyse d’œuvres d’artistes, qui tous recherchent la beauté, même bizarre (Baudelaire) est de faire part d’une rencontre avec Méduse, au sens où « pour rencontrer, il faut se laisser rencontrer. Pour voir en vérité [dit J. L. Chrétien] il faut s’exposer[38] », oser la proximité. « On ne soutient un regard que par ce qui nous vient de ce regard même. On ne le soutient qu’en avançant toujours plus profondément dans ce qu’il a [¼] d’insoutenable[39]. » Il cite Henri Michaux : « Atteignez d’abord et vous approcherez ensuite[40] ». Il s’agit d’un engagement : « Une plénitude qui est faille, qui à notre contact ouvre en nous une faille, telle est la beauté. C’est pourquoi il y a un effroi du beau[41] ». Mais encore : « Ce que mes yeux ne peuvent voir dans ce qu’ils voient, il me faut peindre pour le voir, et sculpter pour voir ce qui se dérobe à mes mains. La parole est la forme la plus attentive de l’écoute. C’est ainsi que les poètes écoutent et que les peintres voient[42] ».
Autrement dit : comment, en peignant, les peintres ont-ils vu Méduse ? Sachant que nous ne pouvons rien voir directement, affirme François Dagognet, philosophe et médecin. Nous voyons par l’intermédiaire de ceux qui ont échappé à leur prisons : les artistes[43]. Et Dagognet de défendre avec force les reflets. Chrétien rappelle ce que savent les artistes : « il n’y a pas d’œuvre avant l’œuvre[44] », logée au préalable dans le cerveau de l’artiste, et qu’elle aurait à reproduire. Ajoutons cette formule du philosophe Étienne Souriau, pour lequel l’œuvre est « un monstre à nourrir ». Ce monstre tiendrait-il de Méduse ? Le monstrueux serait-il plus visible dans l’art contemporain ? Où, quand et comment chacune et chacun de nous, à travers une ou plusieurs œuvres précises d’artistes, a-t-elle (ou a-t-il) rencontré Méduse ou a-t-il connu une expérience médusante? - Y aurait-il une fonction de Méduse dans les civilisations autres que gréco-romaine ? Ou son équivalent ?
En dehors de l’art et de la justice, dans quels domaines peut-on rencontrer Méduse ?
Autant de questions, et bien d’autres, à la mesure de la fascination qu’exerce Méduse, quelque soit son aspect, puisqu’à son absence de relation visuelle, répond le contact qui nous touche au plus près. Puisqu’elle est tour à tour trop proche et trop loin.
Une méthode s’impose. Celle de « la complexité » d’Edgar Morin, qui suppose de ne pas séparer l’observateur et l’objet observé, l’observateur avec son histoire, son vécu, son environnement, sa culture. Autrement dit sa singularité d’individu - habitant n’importe quel pays, héritier de n’importe quelle civilisation – qui, dans cette recherche au sein de l’ICESCO, se croisera avec les autres, constituant autant de confluences holistiques et imprévisibles.
Calendrier provisoirement envisagé :
Date : fin 1e semestre 2022
Organisateur : PR Éliane Chiron, professeur émérite à l’Université Paris 1 Panthéon- Sorbonne. Directrice de programmes d’Arts contemporains, Organisation du Monde Islamique pour l’Education, les Sciences et la Culture (ICESCO).
Cadre : l’année de la femme (mi 2021-mi 2022)
Formes de l’événement : colloques, expositions.
Résultats : en 2023 Publication des Actes du colloque, catalogue de l’exposition. Catalogue virtuel.
[1] Julia Kristeva, Visions capitales, Paris, RMN, 1998, p. 35.
[2] Ibid.
[3] Héraclithe, cité par Maldiney, Penser l’homme et la folie, 1991, coll. Krisis, Grenoble, Million, 2007, p. 105.
[4] E. Chiron, « La mort dans les yeux du paysage », dans Paysages croisés, la part du corps (E. Chiron, R. Triki, N. Kossentini dir.), 2009, p. 33-46.
[5] Sauf sur certains sites très spéciaux.
[6] Frontisi-Ducroux, Du masque au visage. Aspects de l’identité en Grèce ancienne (1995), Paris, Flammarion, 2012, p. 127.
[7] Ibid,
[8] J. P. Vernant, La mort dans les yeux. Figures de l’Autre en Grèce ancienne, Paris, Hachette-Littérature, 1998, p. 51.
[9] Frontisi-Ducroux, op. cit.
[10] . Ibid., p. 258.
[11] . Ibid., p. 260.
[12] . Ibid., p. 267.
[13] J. Clair, Contribution à une anthropologie du visuel, Paris, Gallimard, 1989.
[14] C’est nous qui soulignons.
[15] C’est nous qui soulignons.
[16] Ovide, Les Métamorphoses, trad., intro. Et notes J. Chamonard, Paris, G.F. Flammarion, 1966, p. 133.
[17] Hésiode, « Théogonie », vers 276-289, dans Théogonie, Les travaux et les Jours. Bouclier. Suivi de Hymnes homériques, Folio Classique, Paris, Gallimard, 2001, p. 49.
[18] J. P. Vernant, La mort dans les yeux, op. cit., p. 51.
[19] Julia Kristeva, Visions capitales, Paris, RMN, 1998, p. 35.
[20] Ibid., p. 39. Ce que montrera en 1934 un tableau de Magritte, intitulé Le viol.
[21] Ibid.
[22] Ovide, op. cit., p. 132.
[23] Kristeva, op. cit., p. 37.
[24] Henri Maldiney, Regard, parole, espace (1973), Lausanne, L’âge d’homme, 2è éd. 1999, p. 15, et Penser l’homme et la folie (1991), Grenoble, Million, 2007, p. 295.
[25] Francisco Varela, L’inscription corporelle de l’esprit. Sciences cognitives et expérience humaine, Paris, coll. « La couleur des idées », Seuil, 1993, p. 281.
[26] Kristeva, op. cit., p. 39.
[27] Ibid., p. 40-42.
[28] Maldiney, L’art, l’éclair de l’être, coll. Scalène, Seyssel, ed. Comp’Act, 1993, p. 274.
[29] Pierre Francastel, L’image, la vision et l’imagination, Paris, Bibliothèque Médiations, Denoël-Gonthier, 1983, p. 124.
[30] Vernant, La mort dans les yeux, op. cit.
[31] Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, trad.. M. Rovere, Paris, Rivages poche, Petite bibliothèque, 2008, p. 35-36.
[32] Ibid.
[33] Ibid., p. 39-40
[34] Ibid., p. 22 et 26.
[35] R. M. Rilke, « Première Élégie », dans Élégies de Duino, traduit de l’allemand par Maximine, Arles, Actes Sud, 1991, p. 9.
[36] [36] Jean-Louis Chrétien, L’effroi du beau (1987), Coll. La nuit surveillée, Paris, Ed. du Cerf, 2è édition 2011.
[37] W. Benjamin, « Les affinités électives de Gœthe, dans Essais I, 1922-1934, trad. et préface de M. de Gandillac, Paris, Denoël-Gonthier, 1983 (1955), p. 98-99.
[38] J. L. Chrétien, op. cit., p. 20.
[39] Ibid., p. 30.
[40] H . Michaux, Épreuves, exorcismes, Paris, 1946, p. 58. Cité par Chrétien, ibid., p. 31.
[41] J. L. Chrétien, op. cit., p. 32.
[42] Ibid., p. 87-88.
[43] F. Dagognet, Philosophie de l’image, Paris, Vrin, 1984, p. 25 et 58.
[44] J.C. Chrétien, op. cit., p. 91.