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Musiques de l’image ou images de la musique à l’écran



Senda KHAYATI














Senda KHAYATI

Universitaire spécialiste en analyse son et image - Tunisie




Je tenterai dans cette communication de traiter de la musique de l’image d’abord dans son élaboration, c’est à dire sa composition, ensuite, dans sa réception par le spectateur, des images qu’elle peut susciter en lui. Pour ce faire, je me suis posé deux questions auxquelles j’essaierai de répondre.


l / Peut-on parler de la musique de l’image en tant que catégorie distincte des autres formes de musique chantée et jouée?

Si cela se confirme, qu’est ce qui ferait la particularité de cette musique de l’image?


II/ Comment retrouver dans l’idée d’une image de la musique à l’écran un champ d’interprétation possible, en rapport avec la volonté du musicien ou du metteur en scène (s’il y a lieu de distinguer l’une de l’autre), pour aboutir à ce qui serait de l’entendement du spectateur. En d’autres termes, existe-t-il une unique image d’une même musique, ou plusieurs?


De prime abord, il apparaît que c’est dans sa nature même que la musique de l’image semble prédestinée à élaborer des images musicales. C’est d’abord une musique enregistrée, dont la source d’émission sonore est toujours «cadrée» donc limitée, même en son stéréo réparti sur des hauts-parleurs tout autour de la salle. Bien que l’écran soit un point de focalisation illusoire, il concentre sur lui toute la bande sonore.

Peut - on pour autant classer cette musique de l’image dans une catégorie indépendante des autres musiques?

On peut d’ors et déjà relever l’existence d’une zone d’intersection résultante de l’aspect musical commun. Le langage utilisé, à quelques différences près (que j’exposerai plus tard), obéit aux normes d’usage, c’est à dire comprend des éléments comme la mélodie, le rythme, l’harmonie ou la modalité.

Une composante commune peut être également l’utilisation des différents timbres instrumentaux. A titre d’exemple, dans le «poème symphonique» où la partition prétend décrire une histoire (qui doit toutefois être connue à l’avance par l’auditeur), il y a une distribution des rôles dans l’orchestre, permettant ainsi l’alternance instrumentale, dans une espèce de dialogue musical. Cet aspect musical est également utilisé à l’écran, dans la mesure où il peut évoquer des images et des registres émotionnels multiples.

D’autres ressources musicales évocatrices d’images sont à relever, notamment dans la musique arabe que je connais le mieux. L’exploitation de certaines spécificités comme l’expressivité modale peut être d’un grand apport dramatique. En effet, le maqam mis à part le fait qu’il constitue une échelle de représentation mélodico-modale, ne représente-t-il pas un univers affectif précis? La théorie de l’ethos consiste, depuis le IXème siècle. (avec al-Kindi et Ikhwân al-çafâ) à associer à chaque maqâm un effet psychophysiologique précis, donc une réaction déterminée de la part de l’auditeur. Ce type de correspondance est encore présent dans le langage musical contemporain, bien qu’il ne constitue pas une règle générale dans, sa dimension significative, puisque les sentiments modaux qu’il suggère peuvent être perçus et interprétés différemment.

Compte tenu de toutes ces similitudes, peut-on confondre pour autant musique de l’image et musique tout cours? Existe-t-il des divergences qui permettraient à la musique à l’écran de constituer un genre dépendant, avec un langage spécifique?

Une première réflexion évidente tiendrait compte des autres éléments qui accompagnent l’écoute de la musique de l’image. La bande sonore étant constituée par ailleurs de bruits et de voix en interaction avec la musique, il parait difficile de diviser l’écoute pour dissocier les trois éléments sonores qui s’unissent pour former un tout univoque appelé par Michel Fano «partition sonore». En effet, un bruit ou un cri peuvent transformer la musique. Une scène de poursuite à cheval est illustrée par l’orchestre plus la galopade des chevaux. Le sentiment passionnel se dégage à la fois de l’exécution des violons et du dialogue amoureux... La musique dans ce cas devient un mixte (bruits, paroles musique) qui s’ajuste aux besoins de l’image.

Cette dernière composante qu’est l’image en mouvement, ne constitue-t-elle pas une différence fondamentale dans la perception de la musique qui l’accompagne par rapport aux autres musiques?

L’intervention d’un autre sens que l’ouïe permet d’associer dans l’esprit du spectateur, les chocs émotionnels produits en même temps par l’image en action et par la musique, et de faire en sorte qu’ils soient complémentaires dans leur production simultanée. Le metteur en scène définit des relations entre des évènements qui se développent, les uns sur le Plan visuel, les autres sur le plan auditif, et crée de la sorte une émotion qui ne saurait être donnée ni par la musique seule ni par les images seules, mais par leur constante relation, par leur superposition dans la conscience, afin qu’elles deviennent indissociables dans l’esprit de celui qui les perçoit simultanément. De faire en sorte qu’on ne sache plus très bien, pour emprunter l’expression de Jean Mitry : «si l’on entend des images ou si l’on voit de la musique». Gérard Blanchard pense aussi que la musique de l’image : «n’est pas une musique qu’on entend, mais qu’on voit».

Cependant, cette interférence des sens fait-elle de l’image musicale l’image visuelle?

En partant de plusieurs exemples visionnés (et écoutés), j’ai pu remarquer que même si les deux images peuvent interférer, elles ne coïncident pas forcément. Elles se superposent avec une dominance de l’une ou de l’autre. D’ailleurs, dans le système filmique, La musique peut recouvrir plusieurs séquences reliées entre elles. L’image musicale C constitue dans ce cas, une trame, un circuit ou plusieurs’, qui mettent en liaison les images visuelles les unes avec les autres dans un système cohérant.

Par ailleurs, si l’on devait confondre image visuelle et image musicale, cela reviendrait à réduire l’application musicale à la redondance. Or le rôle unique de la musique redondante est celui d’intensifier le climat émotionnel, sans y ajouter une quelconque dimension supplémentaire. N’y a-t-il pas des associations plus riches ou’ l’image et la musique appartiennent à des registres différents, voire opposés? En effet, l’utilisation de ces climats contrastants a offert aux rapports de la musique à l’image une grande richesse et de nouvelles perspectives. Entre les deux limites extrêmes que constituent le contraste et le pléonasme, il existe plusieurs états intermédiaires résultant de la synthèse entre le message véhiculé par l’image visuelle et l’émotion transmise par l’image musicale.

Une autre différence résiderait dans le fait qu’à l’écran, la musique dépend étroitement de l’image, donc occupe la seconde place (exception faite de quelques genres cinématographiques comme les comédies musicales ou les films chantants où la primauté est donnée à la musique).

Cet état de subordination nous renvoie en plusieurs points à la relation texte musique dans la tradition lyrique.

Dans un film, le rôle de l’élément musical est tributaire du langage cinématographique qu’il ne faudrait pas qu’il éclipse par une, présence excessive. Certains pensent que la musique de l’image doit renoncer à sa valeur esthétique au profit de sa fonction dramatique. Kurt London va jusqu’à réduire la spécificité de cette musique dans son rôle d’effacement, en affirmant que :

«la musique pure est appréhendée consciemment; la musique de film inconsciemment (... ) la bonne musique de film ne doit pas se faire remarquer».

Colpi, pour sa part, considère que la simplicité esthétique du langage musical contribue à son bon fonctionnement par rapport à l’image. Il trouve que :

«l’absence d’originalité intrinsèque dans l’orchesration et dans les variations du thème contribue à son efficience».

Cependant, bon nombre de musiciens ne comprennent pas qu’on puisse leur demander une musique discrète, indépendamment de sa beauté intrinsèque. D’après eux, en quoi l’originalité pourrait-elle dérouter le spectateur? N’est-il pas possible de communiquer par le biais de belles phrases musicales? Comment une partition recherchée sur le plan esthétique pourrait-elle écraser l’image?

Dans certains cas, des producteurs de films accordent une grande importance à la valeur esthétique de la partition musicale, à des fines commerciales. En effet, ils misent sur le succès de la musique pour promouvoir leurs films, ou plus simplement pour augmenter sa rentabilité par la vente ultérieure de disques. Voilà au moins un cas où fonction dramatique et valeur esthétique (ajoutées à des considérations commerciales), ne sont plus en conflit, mais au contraire, se renforcent mutuellement.

Dans ce contexte, on serait tenté de se poser la question de savoir si la musique de l’image peut avoir une valeur en dehors de l’image. Toutes les musiques de films peuvent-elles être exploitées plus tard dans un but commercial dans des disques?

Une première réponse évidente serait non au moins pour les musiques non originales. Ce type de musique préexistante peut faire partie intégrante de l’ensemble filmique et avoir par conséquent une fonction dramatique précise. Cependant son exploitation commerciale demeure impossible.

Par ailleurs, l’image en action impose une orientation dynamique de la musique souvent décrite par un système de leitmotiv et de déclinaisons, pas toujours faciles à assembler en une seule partition récupérable par la suite.

Il y a aussi certaines musiques d’images qui sont sans intérêt en écoute ordinaire. En effet, la partition peut être constituée de phrases discontinues, qui mettent en valeur les plages de silence qui les séparent, en accordant à ce dernier une importante intensité dramatique. Certaines notes peuvent également être tenues longtemps, notamment pour souligner un passage dramatique figé. Un tempo trop lent peut faire perdre à la partition sa continuité si la musique est écoutée sans l’image. Elle peut cependant être utilisée pour illustrer certaines séquences trop lentes.

Ces différents types de musique qui appartiennent au groupe classé musique minimale» par Mario Litwin, possèdent de nombreuses propriétés dramatiques dans un contexte cinématographique, mais ne revêtent aucun intérêt en écoute ordinaire.

En somme, il parait clair que la musique de l’image ne peut que rarement être composée avec les mêmes paramètres que les autres musiques car déjà, les conditions de création et d’écoute sont différentes.

Cette Première partie a été consacrée à la musique de l’image en tant que processus créationnel, donc du côté du musicien d’une part et du metteur en scène d’autre part. Je vais maintenant essayer d’étudier la réception de cette musique par le spectateur-auditeur et les images qu’elle peut évoquer dans son esprit.

La musique, dans son interaction avec les autres éléments précités, produit-elle toujours sur le spectateur l’effet escompté? La volonté du couple musicien/metteur en scène parvient-elle dans son intégralité à l’esprit du public où peut-elle être détournée?

Il nous Parait nécessaire de distinguer de prime abord le type de réception sonore en général, et musicale en particulier. En effet, les provenances réelles ou psychologiques du son à l’image peuvent être déterminantes dans la compréhension du contexte filmique, et par la même son interprétation, Selon que la source émettrice est visible ou non à l’écran. Une musique mécanique par exemple impose au spectateur un environnement sonore précis, et peut le renvoyer à des images de sa mémoire, évoquant en lui des souvenirs, et suscitant par conséquent une réaction particulière. Un spectateur arabe éprouvera à partir d’une chanson d’Um Kalthûm diffusé par un poste radio, une sensation de bien être et d’ambiance familière à laquelle il s’identifiera. Encore faut-il savoir si ce sentiment provoqué est voulu par le musicien au moment de choisir ce morceau précis, ou est-ce qu’il a simplement utilisé une pièce du patrimoine à des fins décoratives? Pour ma part, je crois que la volonté du musicien est moins importante que la lecture que le spectateur peut en faire, consciemment ou inconsciemment.

Le problème se pose dans de plus grandes proportions lorsque la source sonore n’est pas -visible à l’écran, c’est à dire lorsque la musique est utilisée à des fins purement dramatiques. Le message, moins explicite, parviendra au public en le laissant libre de son interprétation. Dans ce cas, la musique pléonastique, étant en grande partie déterminée par l’image, pourrait le mieux orienter la réaction du spectateur.

La perception peut être également tributaire du discours mélodique employé. S’il s’agit par exemple d’une mélodie chantante, facilement reconnaissable, l’auditeur la retiendra facilement et pourra la repérer si elle se présente à nouveau. Ce genre de mélodie pourra servir de trame à l’histoire en cas d’unité dramatique. Une fois encore, ce n’est pas une règle, de nombreux spectateurs ne se rendront même pas compte de sa répétition. Une mélodie atonale sera en revanche moins facilement repérable. Sa composition différente des clichets stockés dans notre mémoire lui confère un caractère d’incertitude, d’inquiétude, voire d’angoisse, qui la rendra peu sécurisante, en tout cas moins confortable que la mélodie chantante.

En tout état de cause, si une émotion traduite par la musique est transmise au spectateur, cela implique qu’elle le renvoie à une impression de déjà vu, à un sentiment reconnaissable.

Tous ces éléments ne font-ils pas qu’une oeuvre musicale échappe quelque part à la volonté de son compositeur?

Ce qui est intéressant par ailleurs, c’est le changement de sensibilité des récepteurs eux-mêmes, par rapport au conditionnement culturel qui forme les habitudes d’écoute de chacun d’entre eux, dépendantes elles-mêmes des facteurs temps et lieu où la musique de l’image est écoutée, en plus des repères fixés et stockés dans la mémoire de chacun. Tout cela rend l’expressivité de la musique, à la fois subjective et relative. La présence de l’image peut toutefois conditionner. le spectateur, et rendre le pouvoir communicatif plus grand, non pas grâce à la musique, mais à cause de l’image.

Nous savons, grâce à notre conditionnement, que dans notre culture arabo-musulmane, une musique modale lente pourrait mieux s’adapter qu’un enchaînement d’intervalles harmoniques dissonants à une scène d’amour par exemple. Il est clair qu’un européen et un arabe n’ont pas les mêmes sensibilités. Cela n’empêchera pas un allemand de réagir à la valeur esthétique de la musique d’un film tunisien, ou un tunisien d’apprécier une chanson allemande; seulement, on ne peut pas prétendre que les deux reçoivent le même message face à leur contenu émotionnel.

Cette différence de vécu concernant l’écoute peut atteindre des personnes issues du même milieu culturel, mais ayant des expériences personnelles différentes.

La musique ne véhicule donc pas d’images, de représentations, d’émotions uniques perçues d’une manière commune, comme le fait un langage codifié. En fait elle stimule en nous, auditeurs, notre mémoire, et déclenche ces contenus de conscience, selon un mécanisme de conditionnement culturel.

Notons enfin que la musique de film dans sa version «pléonastique», a participé dans une grande mesure à créer des réflexes conditionnés musicaux évocateurs d’émotions stéréotypées. Cependant, force est de croire que si la communication avec les spectateurs est établie, c’est parce que chacun d’entre eux peut donner au message sa propre interprétation. Et c’est dans cette grande diversité que la musique des images puise ses images.

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