Tant dans mes écrits de chercheur que dans mes travaux d’artiste, Méduse, depuis des années, ne cesse de revenir ; je tombe sur elle (ou l’inverse), sans l’avoir cherchée. En 2017, au retour d’un séjour dans l’île de Tinharé au nord-est du Brésil, à partir d’une photo des racines d’un arbre arraché par la mer, sitôt arrivée à Paris, j’ai commencé à réaliser cette Méduse. J’en ai fait ma carte de visite avec la conviction immédiate qu’enfin, j’avais là une image qui me ressemblait : des racines, lavées par la mer, métamorphosées en fragments rouges, peints à l’ordinateur, durant des jours, jusqu’à ce que l’image, de chair et de sang, soit devenue vivante. Regardez-bien : c’est moi, à peine visible, en bas à gauche. Mais pourquoi cette impression que ce pourraient-être toutes les femmes ? Qu’il y a en chaque femme un devenir-Méduse ?
Que disent, à propos de Méduse, quatre auteurs contemporains, Julia Kristeva, Jean Clair, Jean-Pierre Vernant, Françoise Frontisi-Ducroux ? Pour Julia Kristeva, elle n’est pas d’abord un monstre : « Pour commencer, Méduse est une jeune fille qui se fait remarquer. » Dans Contribution à une anthropologie du visuel, de Jean Clair, que pouvons-nous lire, en premier, sur le rabat de la première de couverture ?
Méduse mêle en ses traits l’humain et le bestial. Elle habite l’extrême Occident, aux confins de l’Hadès [...]. Elle pétrifie qui la regarde. Mais une autre tradition la présente comme une jeune fille douce et séduisante qui, courtisée par Poséidon, s’unira à lui dans un temple consacré à Athéna. C’est pour la punir que la déesse aurait changé sa chevelure en serpents. Cette ambiguïté de Méduse, puissance de nuit et de mort, mais aussi de fascination et de grâce, se retrouve au cours des siècles dans les innombrables représentations que les artistes ont tracées d’elle. Monstre effrayant, [¼] elle se rencontre au fronton des temples, sur les vases, les objets domestiques et les armes. Apotropaïque, elleprotège les humains du mauvais œil, elle terrifie l’ennemi, elle éloigne la mort. À l’époque classique, elle orne l’égide d’Athéna. L’époque hellénistique préfère à ses pratiques conjuratoires les traits aimables de la séductrice. » Puis c’est la Renaissance qui [...] ressuscite celle du monstre [...]. (c’est nous qui soulignons)
« Séductrice », Méduse ? « Douce et séduisante » ? Elle « s’unit à Poséidon », de son plein gré, dans un temple ? Et pour cela elle doit être punie ? Le motif de la punition est dans cette interprétation des paroles de Persée dans les Métamorphoses. Or, Ovide écrit précisément ceci :
D’une éclatante beauté, Méduse fait naître des espoirs jaloux de nombreux prétendants, et, dans toute sa personne, il n’y avait rien qui attirât plus les regards que ses cheveux [...] Le maître de la mer la viola, dit-on, dans le temple de Minerve [...] et, pour que cet attentat ne demeurât pas impuni, [la fille de Jupiter] changea les cheveux de la Gorgone en hideux serpents.
Qu’écrit de son côté Jean-Pierre Vernant, cet autre grand spécialiste ? Il s’inspire, lui, de la Théogonie d’Hésiode, qui dit, à propos de Méduse : « elle est mortelle/Avec elle seule a couché/Celui-qui-a-les-cheveux-bleus/dans une prairie douce, /au milieu des fleurs du printemps. » Tandis que Vernant écrit : « La Gorgone mortelle, dont le nom est Méduse, s’unit à Poséidon dans une tendre prairie aux fleurs printanières » (p.51) : il fait d’elle le sujet de l’action, comme si elle avait pris l’initiative, alors que pour Hésiode, Poséidon est bien l’acteur de la scène. Julia Kristeva, elle, dans le catalogue de son exposition Visions capitales, au Louvre en 1998, est fidèle au texte d’Ovide. Parce qu’elle est une femme ? Elle écrit que Poséidon a « séduit » et « violé » Méduse (p. 35). Elle remarque que déjà, dans les représentations préhistoriques du féminin, s’échangent le sexe et le visage : vulva et vultus. Déjà la femme est son sexe. Elle aussi, comme Françoise Frontisi-Ducroux, s’attache en priorité aux pouvoirs des images.
Mais tout le monde s’accorde sur le fait suivant : si Persée a pu décapiter Méduse, c’est pour avoir eu la possibilité de la voir dans son reflet « dans le miroir de bronze de son bouclier » fourni par Athéna. Méduse ne peut être regardée directement, pas plus que le soleil ou la mort, mais ne peut être vue qu’en image réfléchie dans un miroir, en eikôn. D’où, pour F. Frontisi-Ducroux, « le statut nécessairement iconique de la face de Gorgô [comme] vision interdite qui n’est accessible aux humains que sous forme d’eikôn (p. 37). » J. Kristeva conclut que Méduse « est au cœur de l’aventure iconique des humains (p. 39 ». Elle se demande : « Méduse serait-elle la déesse tutélaire des visionnaires, des artistes ? » Sa survivance qui n’en finit pas « nous fait comprendre que si l’artiste parvient à éviter d’être la victime de Méduse, c’est parce qu’il la reflète tout en étant une transubstantiation de son sang [...] annonçant une esthétique de l’incarnation (p. 40-42 ). »
En lisant ces auteurs, je suppose d’autant mieux comment, en tant qu’artiste visuelle, Méduse me fascine : elle serait le paradigme de l’image, en tant que de surcroît, selon Maldiney, l’image n’est pas dans le même espace que nous. Elle est exclue de la spatialité (p. 274). Mais davantage : serait-elle, comme je le suppose, l’image-reflet de toutes les femmes ?
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Julia Kristeva, Visions capitales, Paris, RMN, 1998.
Henri Maldiney, L’art, l’éclair de l’être, coll. Scalène, Seyssel, éd. Comp’Act, 1993. Jean-Pierre Vernant, La mort dans les yeux. Figures de l’autre en Grèce ancienne, Paris, Hachette-Littérature, 1998.
Éliane Chiron, 18 mars 2021