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« Nouvelles Impressions » de Tunisie

Writer: Gérard PeléGérard Pelé

Communication pour la journée d’études « Quel avenir pour le patrimoine du désert ? »

Gérard Pelé






Gérard Pelé


Professeur émérite à l’Université PARIS I

Panthéon Sorbonne


Tataouine, 25 avril 2018




Commencer avec Raymond Roussel et son roman intitulé Nouvelles Impressions d’Afrique paru en 1932 veut affirmer que, en dépit du « grand tour », ce voyage destiné à parfaire l’éducation des jeunes aristocrates européens dès le milieu du seizième siècle, et ensuite des amateurs d’art, des collectionneurs et des écrivains désirant découvrir l’art antique, notamment au Moyen-Orient à partir du dix-neuvième siècle, le tourisme, qu’il pratiqua pourtant entre 1920 et 1921, ne saurait être la source unique d’une connaissance des cultures « autres », et encore moins de leur appropriation.


Son texte est divisé en quatre parties qui situent l’intrigue du roman en Égypte – Damiette (le lieu où Saint-Louis fut retenu prisonnier) ; Le Champ de bataille des Pyramides ; La Colonne qui, léchée jusqu’à ce que la langue saigne, guérit la jaunisse (Mosquée Aboul’-Ma’atèh située à proximité de Damiette) ; Les Jardins de Rosette vus d’une dahabieh (aux environs du Caire). Raymond Roussel ne se serait pas satisfait d’une visite guidée, minutée, avec appareil de photographie sur le ventre. Son roman est une « composition de lieu avec application des sens », comme disait Ignace de Loyola à propos de ses « exercices spirituels ».

Le voyage qu’il évoque est une invention érudite, une imitation éclectique, ingénieuse, d’œuvres accumulées par la culture. Les lignes qui suivent tentent juste de restituer quelques aspects de cet éclectisme compliqué, maniéré, et érudit des arts décadentistes de la fin du dix-neuvième siècle.


La clôture désertique


Pour tenter de relier les notions d’hétérotopie, de désert et de patrimoine, il serait possible de commencer par observer les déserts où des implantations ont pu être établies, là où un peu d’eau pouvait être puisée, puis ont été abandonnées lorsque cette ressource s’épuisait ou lors de conflits qui provoquaient leur destruction. Restaient des vestiges, donc des « choses » qui pouvaient être considérées comme relevant du patrimoine. « Que cache le silence des ruines ? » étant le titre de l’exposition artistique qui est associée à l’événement « Le désert hétérotopique », il suffirait ensuite de trouver une relation entre désert et hétérotopie. Enfin, il faudrait vérifier que la combinaison des deux relations – entre désert et patrimoine d’une part, entre désert et hétérotopie d’autre part – permettrait de rapprocher les termes extrêmes sans contradiction.


L’hétérotopie (du grec topos, « lieu », et hétéro, « autre ») est un concept proposé par Michel Foucault dans une conférence intitulée « Des espaces autres »[1]. Quant au patrimoine, il évoque notamment des « valeurs » consacrées pour leur supposée importance artistique ou historique. On a donc une notion d’espace d’un côté et une notion de valeur de l’autre. Même si un lieu, et ce qu’il contient, peut être aussi et avant tout une propriété, donc un bien, à partir du moment où sa finalité peut être détournée comme cela est suggéré par Michel Foucault, il sortirait de « l’économie de la valeur » au sens de Karl Marx[2]. Pour le dire autrement, la valeur d’échange qui est associée à ce lieu serait provisoirement mise entre parenthèses quand il fait l’objet d’un processus « hétérotopique ». Il trouverait, ou retrouverait, une valeur d’usage.


L’hétérotopie foucaldienne ne serait donc pas un « espace autre » par essence, mais le résultat d’une opération qui lui conférerait cette qualité, en s’appuyant peut-être sur certaines de ses propriétés qui la faciliteraient, mais en y ajoutant une fonction et un usage singuliers, détachés de la valeur d’échange sans la supprimer. Ainsi, on dit souvent que « le patrimoine n’a pas de prix », mais cela n’empêche pas qu’une valeur d’échange lui soit attribuée par les assurances, pour des transactions ou pour la simple visite.


Un champ d’exclusion


L’idée de « clôture » suggérée par un lieu désertique, d’abord habité puis abandonné à son éventuel devenir patrimonial, ne doit cependant pas conduire à le confondre avec tous ceux qui sont donnés en exemple par Michel Foucault pour illustrer son concept : « les greniers, le fond du jardin, la tente d’Indien ou le lit des parents […] véritables utopies localisées […] espaces différents qui sont la contestation des espaces où nous vivons » et qui enchantent les jeux d’enfants[3] ; de même que les lieux de mise à l’écart comme les maisons de retraite, les asiles ou les cimetières…


Parmi les hétérotopies dont la destination est d’accueillir une activité précise et dans lesquels certaines règles particulières sont censées être observées, on pourrait alors distinguer les lieux dans lesquels s’exprime une forte composante « d’hétérochronie » par rupture avec le déroulement ordinaire du temps, comme les bibliothèques et les musées où la réunion de livres et d’objets de toutes les époques constitue un « lieu de tous les temps qui [est] lui-même hors du temps » (Foucault, Dits et Écrits, op. cit.). Suivant cette idée, on pourra en revanche rapprocher des bibliothèques et des musées les lieux auxquels on aura conféré le statut de conservatoire in situ, qu’ils contiennent ou non des artefacts.


Ainsi conçues comme des espaces d’illusion ou de perfection, les hétérotopies qui pourraient être mises en relation avec la notion de patrimoine auraient une fonction précise, et différente notamment de celle des jeux d’enfants comme de celle des lieux de mise à l’écart. Néanmoins, il se trouve que Michel Foucault a également mentionné les cimetières dans ses exemples d’hétérotopies. Et de fait, si les déserts ne sont pas à proprement parler des cimetières, ils n’en sont pas moins des zones peu propices à la vie et les conditions dans lesquelles elle se présente ne permettent pas en général qu’elle s’y installe de manière durable. Seules quelques espèces d’animaux ont pu s’y accoutumer durablement, même si des petits groupes d’humains l’ont également fréquenté en suivant certaines voies commerciales, et donc le plus souvent en nomades.


Du soulagement à la guérison


Que ce soit pour en faire des étapes ou des demeures, les implantations désertiques ont été l’objet de grands soins. Cela était dû à la faible quantité des ressources et des matériaux disponibles, et à la rigueur du climat qui contraignait à n’occuper que l’espace juste suffisant pour offrir le maximum de protection, mais ces contraintes ont eu pour effet d’induire une synergie entre économie et écologie. Sachant que ces deux notions ont une racine commune (oikos)[4], cela signifie que cette « invention » de la modernité occidentale était présente dans la plupart des sociétés qui devaient composer avec leur environnement, quel qu’il fût.

Dans la période moderne, le biologiste allemand Ernst Haeckel avait ainsi proposé le terme « écologie » dans son ouvrage Morphologie générale des organismes (1866) pour définir « la science des relations des organismes avec le monde environnant, c’est-à-dire, dans un sens large, la science des conditions d’existence ». Quant à l’économie, elle est, dans ce contexte, « l’art de gérer un oikos », ce savoir-faire n’étant lui-même que le prolongement d’une économie de moyens dans l’établissement desdits lieux d’existence.


On pourrait donc à juste titre ironiser sur la mode actuelle de l’écologie, particulièrement en considération d’une économie encore presque entièrement vouée au développement et à la croissance, mais si l’on s’en tient aux périodes et aux contextes des hétérotopies désertiques on peut quand même les tenir assemblés dans un même mouvement éthique. Et puisque l’éthique n’était pas encore dissociée de l’esthétique comme cela a pu être le cas dans la période moderniste de « l’art pour l’art », ou la suivante quand l’art s’est instauré dans la transgression des valeurs, on peut également faire l’hypothèse que les constructeurs de ces implantations qui se sont appliqués à les approprier à leur usage ne se sont pas refusé d’y apporter certaines règles d’harmonie, de symétrie, de polissage ou de décor qui les rendaient également plaisantes pour les sensations, notamment visuelles, qu’elles procuraient, avant que cet apaisement provisoire face à la dureté de l’existence en ces lieux ne soit définitivement « guéri » par son achèvement[5].


De déchiffrage en décryptage


Pour en revenir à la situation actuelle, il est donc envisageable de relier les notions d’hétérotopie, de désert et de patrimoine. Le désert peut contenir les ruines des monuments ou les vestiges d’occupations humaines considérées comme un héritage culturel qu’un musée ne pourrait abriter. En délocalisant le musée destiné à conserver les collections patrimoniales sur ces sites, ils sont « marqués » par les « principes » des hétérotopies qui ont été posés par Michel Foucault : elles ont des formes variables mais existent dans tous les groupes humains ; il est possible d’en créer ou d’en résorber en fonction des besoins ou des circonstances ; elles juxtaposent en un lieu réel plusieurs espaces de significations diverses ; elles découpent ou distordent le cours du temps ordinaire ; elles sont dotées d’un système d’ouverture et de fermeture qui les isole par rapport à l’espace environnant.


Un tourisme « culturel » a ainsi été organisé et administré sur le modèle du musée traditionnel : des musées « hors les murs » avec, à l’image de leurs versions « fermées », des services d’animation – scénographies, visites guidées, audioguides… – et de commercialisation de « produits dérivés » destinés à en augmenter la rentabilité et la productivité. Certains sites sont même conçus comme des « parcs d’attractions » avec le secours des technologies les plus récentes : par exemple la « réalité virtuelle » qui permet de restituer l’aspect « originel » du site – sachant que ces restitutions n’ont pas nécessairement été conçues dans la déontologie scientifique mais pour répondre à une demande de « sensations fortes ».


Ce qui est mis en question avec le développement des nouvelles techniques de médiation culturelle est la possibilité de maintenir les « principes » qui circonscrivent le périmètre des hétérotopies, c’est-à-dire qu’elles risquent de les dissoudre en proposant que tout lieu, à chaque instant, soit une hétérotopie potentielle dès lors que l’on serait porteur d’un casque de réalité virtuelle et que l’on aurait acquis, moyennant rétribution, le programme qui « augmente » la perception dudit lieu, même si cela est encore limité à la vision et à l’audition. Ce lieu serait menacé d’être désaffecté de son éventuelle dimension « auratique »[6] :

Définir l’aura comme “l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il”, c’est exprimer la valeur cultuelle de l’œuvre d’art en termes de perception spatio-temporelle. Lointain s’oppose à proche. Ce qui est essentiellement lointain est inapprochable. En effet, le caractère inapprochable est l’une des principales caractéristiques de l’image servant au culte. Celle-ci demeure par sa nature un “lointain, si proche soit-il”. La proximité que l’on peut atteindre par rapport à sa réalité matérielle ne porte aucun préjudice au caractère lointain qu’elle conserve une fois apparue.


Herméneutique


Entre le moment où l’idée d’hétérotopie et d’une science « qui s’appellerait, s’appellera, [qui] s’appelle déjà “l’hétérotopologie” » ont été avancées par Michel Foucault, en 1966 (voir supra) à la suite de la parution de son ouvrage Les Mots et les Choses qui déployait dans sa préface la notion « d’hétéroclite » dans les classifications, et celui où il autorisa la publication d’un texte qui en précisait le concept en 1984, de nombreuses interprétations ont été faites par d’autres philosophes, des sociologues, des psychologues, des urbanistes, des architectes…


Daniel Defert en a retracé quelques aspects dans un texte[7] qui comporte quatre épisodes de la réception de l’idée initiale : Langage et espace, qui se trouvent entrecroisés dans des unités spatiotemporelles où « on est et on n’est pas » ; Utopies et hétérotopies, articulé autour de Naissance de la clinique (1963) et Surveiller et punir (1975), et véhiculant l’idée que la négativité est au cœur de la rationalité ; Généalogie des équipements collectifs, qui fait le lien avec le travail de Gilles Deleuze et Félix Guattari dans L’Anti-Œdipe (1972), dans une entreprise de dissolution de l’analyse marxiste par l’inventaire des pratiques discursives qui ont circonscrit et codifié l’habitat ; Pouvoir, savoir, espace, faisant apparaître une phénoménologie de la dispersion anarchique du pouvoir avec une lecture renouvelée de Surveiller et punir appliquée à des projets architecturaux dont l’incongruité de contenu serait une variété d’hétérotopie.


Michel Foucault a donc mis longtemps avant d’accepter une publication qui présentait cette polysémie et une ambivalence qu’il n’était pas aisé de concilier : d’une part le principe d’une spatialisation du pouvoir et de la domination, exemplairement dénoté dans le titre de la journée d’études, « Quel avenir pour le patrimoine du désert ? », qui désigne, en effet, les propriétés héritées dans le cadre du lignage masculin ; d’autre part la première figure de l’hétérotopie qui est celle du lit des parents que les enfants aiment à pénétrer dans un plaisir de transgression qu’une punition certaine n’entrave guère, et d’une rêverie des origines, tour à tour océan, ciel, forêt, nuit… Le lit comme une île, comme une oasis, comme une cabane, comme un lieu protégé.


 

Notes


[1] Le témoignage le plus ancien de sa rencontre avec des architectes est une lettre écrite de Sidi Bou Saïd le 2 mars 1967 faisant état d’une demande de conférence pour le Cercle d’études architecturales prononcée le 14 mars 1967 – « Des espaces autres », dans Architecture, Mouvement, Continuité, No 5, octobre 1984, p. 46-49. Par la suite, il n’autorisera la publication de ce texte qu’au printemps 1984 : Michel Foucault, Dits et écrits [1984], tome IV, « Des espaces autres », Gallimard, NRF, Paris, 1994.

[2] Karl Marx, « Le caractère fétiche de la marchandise et son secret », Das Kapital [1867], Le Capital, L.I, T.1.

[3] C’est d’ailleurs avant la conférence précitée, dans le cadre d’une série radiophonique dite de « Culture française » consacrée à l’utopie qui suivait la parution de son dernier ouvrage (Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1966), que Michel Foucault avait évoqué une science qui serait celle « des espaces absolument autres » : Utopies et hétérotopies, archives sonores du 7 et 21 décembre 1966, Centre Michel Foucault.

[4] En grec ancien, οἶκος signifie « maison » et « patrimoine ». Un oikos est donc l’ensemble des biens et des hommes rattachés à un même lieu d’habitation et de production.

[5] Ces idées sont développées par Ananda K. Coomaraswamy (La Théorie médiévale de la beauté, Éditions ARCHÈ / EDIDIT et LA NEF DE SALOMON, 1997) qui traduit le chapitre IV des Noms Divins intitulé « Du beau et du bien » de Denys l’Aréopagite (milieu du XIIe siècle) : même si l’artiste sait que la chose « bien et en vérité faite » sera belle – et, d’ailleurs, doit l’être en vertu de la règle de participation –, il ne travaille pas en ayant cette beauté immédiatement en vue, mais toujours pour une fin déterminée.

[6] Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique [1935], version Gallimard traduite par Maurice de Gandillac et revue par Rainer Rochlitz (Œuvres III, 2000), Paris, Éditions Allia, 2004.

[7] Daniel Defert, « “Hétérotopie” : tribulations d’un concept entre Venise, Berlin et Los Angeles », dans le catalogue de l’exposition Documenta X, à Kassel, 1997.

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