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Repenser nos appartenances par-delà nos clivages

Abderrahman Tenkoul

Euromed-Fès / ICESCO


  • Face aux différentes contradictions qui opposent Orient et Occident, la question se pose encore aujourd’hui de savoir s’il faut cautionner la thèse du choc ou adhérer à l’option du dialogue. L’humanité s’est toujours livrée en fait à l’exercice des deux approches. Faut-il alors ne pas trop se soucier de quelque chose de constant dans l’histoire des peuples et des sociétés? N’est-il pas en effet inutile de se préoccuper d’une problématique aussi vielle que le monde? Les hommes trouveront toujours moult raisons pour s’entretuer et moult raisons pour se réconcilier.

  • Les questions soulevées restent toutefois légitimes. Ce qui ne l’est pas, c’est le fait de dire que le choc est inévitable et d’en faire assumer la cause à une région particulière du monde, voire ériger celle-ci en tant qu’ennemi à combattre. C’est la thèse, comme on sait, de Samuel Huntington. Si le choc est inévitable selon lui, c’est parce que l’Occident est confronté à un Orient hétérogène, xénophobe, intolérant, sous-développé et antidémocratique.

  • Or les faits de l’histoire attestent que ce point de vue, cristallisé en tant que vérité unique, ne peut aider à sauver l’humanité quand il ne la voue pas au chaos des « identités meurtrières ».

  • N’oublions pas que derrière les deux guerres mondiales qu’a connues le XXème siècle se trouvent malheureusement des systèmes de pensée dogmatiques nés au XIXème.

  • La thèse d’Huntington, disons-le rapidement, ne vise qu’une chose en fait: justifier par anticipation une politique de domination du monde. Il est par conséquent légitime et pertinent de s’interroger autrement sur la crainte d’un choc mondial, ainsi que sur les conditions de possibilité d’un dialogue salutaire. Il importe de le faire par devoir vis-à-vis de l’Histoire, de la mémoire commune et des acquis de la civilisation universelle. L’enjeu de la pensée n’est-il pas de contribuer au bonheur des hommes en luttant contre toute forme de barbarie, de tribalisme, d’assimilationnisme...? A quoi sert la philosophie, s’interroge dans ce sens Le Compte de Sponville, si elle ne vise pas le bonheur universel? On ne peut nier qu’à cette question est intimement liée la recherche de la paix dans la perspective d’une meilleure compréhension des mutations du monde et des enjeux qui les motivent.


1. Au-delà des antagonismes: l’enjeu de la paix

  • La question de la paix est en effet, plus que jamais aujourd’hui au cœur des préoccupations de tous les pays de la planète. Elle s’impose car le monde va mal: conflits géostratégiques, gangrène terroriste, mafias internationales, crises et famines…Elle s’impose à tous les pays concernés comme un lieu d’ancrage et point de départ vers un nouveau destin. Le but recherché est de faire face en commun aux défis de la globalisation et aux enjeux socioéconomiques, écologiques et politiques du développement durable. Mais hélas là ne réside pas l’intérêt des lobbies des marchands de guerre et de la finance mondiale.


2. Point d’histoire

  • Bâtir un grande civilisation humaine est un rêve qu’ont caressé tous les peuples des cinq continents à un moment ou un autre de leur histoire. Toutefois, c’est souvent par le recours à la force que chacun d’eux a voulu réaliser ce grand dessein.

  • C’est ainsi que Byzantins, Romains et Arabes ont imposé leur civilisation de part et d’autre de la Méditerranée et bien au-delà. On leur doit cependant le développement d’un imaginaire commun qui a trouvé son expression la plus aboutie dans la culture, l’art et l’architecture.

  • C’est ce qui fait que la civilisation humaine est à la fois unique et plurielle, riche par le brassage qu’elle a permis et par la spécificité de l’héritage de chacun de ses peuples.

  • En dépit de toutes sortes de péripéties, la civilisation humaine s’est constituée de renaissance en renaissance

  • Agiter le spectre des guerres des civilisations n’est-il donc pas improductif et antihistorique?


3. Questions d’aujourd’hui

  • On ne peut toutefois ne pas s’inquiéter du devenir de notre monde. Ce n’est pas parce que l’homme a gagné en progrès qu’il ne faut pas craindre un « clash » possible entre civilisations ou entre puissances mondiales. D’où ces questions inéluctables:

  • Par quel moyen pourrait-on éradiquer la violence et la haine ?

  • Comment le faire sans avoir recours à la force comme cela fut le cas par le passé?

  • Comment rétablir la confiance entre peuples et sociétés de notre temps?

  • De quelle façon serait-il possible de faire naître l’espoir et le consolider au sein des générations montantes?

  • Comment faire face aux partisans du choc des identités et des civilisations?

  • Une voie est-peut-être possible: l’interculturel construit sur les principes du donner et du recevoir. N’est-il pas l’instrument idéal pour l’établissement d’un réel dialogue entre nos sociétés sans cesse différé ou compromis?


4. Deux visions du monde

Par rapport aux questions soulevées nous relevons deux visions opposées:

4.1. La vision pessimiste

  • Elle refuse de croire en la possibilité d’existence à court et à moyen termes d’un vivre ensemble fondé sur les valeurs de solidarité et de complémentarité.

  • Raisons avancées: clivages d’intérêt nés de la mondialisation, enlisement du conflit israélo-palestinien, réticence à l’égard de la montée de l’islam en Europe, terrorisme lié à l’islamisme et à l’immigration incontrôlée.

4.2. La vision optimiste

  • Elle est nourrie d’espoir et d’optimisme tout en rejetant l’idéalisme.

  • Arguments mis en avant: les efforts déployés depuis des années finiront par triompher des obstacles les plus tenaces, surtout que le renouvellement des élites politiques (malgré l’apparition de nouveaux tribuns de la haine) a permis l’affirmation d’une réelle volonté d’adhésion tenant compte des dures réalités du monde, du poids de l’histoire et des défis du futur.


5. Le dialogue: choix du réalisme

La construction du vivre ensemble ne peut se réaliser sans un pari clair sur cette volonté puisant aux sources et valeurs de l’humanisme solidaire.

  • Mais elle ne peut faire abstraction d’un certain nombre d’appréhensions, de doutes et d’inquiétudes.

  • C’est donc de la juste mesure de ces deux approches, subsumant réalisme et optimisme, qu’il est possible de bâtir un nouveau destin pour les peuples d’Orient et d’Occident.

  • Edgar Morin dit dans ce sens: «Si nous voulons concevoir un monde nouveau, il faut concevoir à la fois l’unité, la diversité et les oppositions; il faut une pensée qui ne soit pas linéaire, qui saisisse à la fois complémentarités et antagonismes ».

  • Pour comprendre la nécessité de cette double approche, il importe de rappeler certaines réalités que les peuples d’Orient et d’Occident ont en commun et en partage.


6. Une même passion: l’identité

  • Au-delà de leurs différences, les peuples d’Orient et d’Occident ont en partage: une forte passion de l’identité. D’où leur attachement à des degrés divers aux mêmes référentiels: aux mythes et aux personnages qu’ils incarnent, au culte de l’origine et à ses ramifications généalogiques, au sacré et à ses significations religieuses et métaphysiques, à la symbolique des codes et des valeurs et ses implications directes et indirectes sur le vécu des hommes et des sociétés, une fierté et une volonté de leadership qui sont poussées parfois jusqu’au paroxysme.

  • C’est pourquoi Paul Valéry n’ a pas tord de comparer à ce propos la Méditerranée à « une machine à faire de la civilisation ».

  • Ce sont ces traits qui sont en effet à l’origine des deux grandes civilisations nées autour de la Méditerranée.


7. Mais l’identité n’est-elle pas un obstacle ?

  • C’est plutôt l’indifférence à l’identité qui serait dangereux.

  • Car que deviendrait un peuple si jamais il perdait l’amour de la patrie? S’il se déconnectait de l’ancrage dans son imaginaire et dans sa mémoire?

  • Ne serait-il pas condamné à devenir méconnaissable?

  • Ne tomberait-il pas dans l’aliénation et la décadence?

  • Ne perdrait-il pas ses moyens de défense et de progrès?

  • Un peuple attaché à son identité garde donc intacte sa capacité d’agir et de préserver sa souveraineté.

  • Mais l’attachement à l’identité ne veut pas dire vivre en autarcie, en repli sur soi, en situation de méfiance vis-à-vis de l’Autre.

  • Il constitue plutôt un solide adjuvant pour le développement des liens interculturels, un moyen porteur de l’universalisme créateur de richesses et de l’ouverture génératrice de confort matériel et immatériel.


8. De l’identité comme facteur d’interculturalité

  • Contrairement au cliché répandu: l’identité n’est donc pas par essence source de fanatisme et d’intégrisme.

  • Ce n’est pas en se délestant de leurs identités que les peuples d’Orient et d’Occident peuvent aller les uns vers les autres, dépassant les contingences économiques et politiques.

  • C’est plutôt en préservant leurs traits propres qu’ils peuvent mieux s’enrichir dans une réciprocité fécondante.

  • Le souci de soi, au lieu de favoriser l’exclusion de l’Autre, ne permet-il pas de s’en rapprocher?

  • Le souci de soi n’est-il pas fondamentalement lié à l’amour du prochain comme le préconisent les trois religions monothéistes?

  • Au lieu de l’attachement à l’identité, ce qu’il importe de combattre c’est la xénophobie, le communautarisme et le fondamentalisme.

  • La passion de l’identité n’est ainsi une vertu complète que lorsqu’on en fait un facteur de mobilisation pour l’émancipation, la concorde, le dialogue interculturel, interreligieux et inter civilisationnel.


9. De l’identité comme envol des racines

  • Rappelons que l’identité n’est pas une entité monolithique stérile et figée.

  • Elle est plutôt une réalité composite, dynamique et toujours à la fois en devenir et en métamorphose.

  • L’histoire des pays d’Orient et d’Occident n’a-t-elle pas été un long processus d’emprunt, d’échange et d’inter influence?

  • N’est-ce pas ce processus qui a toujours porté loin de leur clôture les sociétés orientales et occidentales vers d’autres systèmes culturels?

  • N’est-ce pas ce qui leur a permis de dépasser toute forme d’immobilisme? D’aller vers le changement et la découverte de quelque chose d’autre?

  • Ce processus, l’histoire en témoigne, a été décisif pour les peuples dans leur prise de conscience de l’importance cruciale de penser en même temps fidélité aux attaches, et besoin impérieux de s’en extraire au point de susciter l’envol des racines


10. Un même désir: l’altérité

  • S’ouvrir sur l’extranéité, au risque de vivre l’expérience de l’exil et de la désappropriation de soi, est aussi et par excellence une passion des peuples d’Orient d’Occident. Une passion complexe et qui a un prix. Elle présuppose:

  • Une forte disposition au don, au recevoir et à l’hospitalité.

  • Une grande aptitude à tisser une toile de relations, de points de contact et de jonction.

  • Une conscience aigue de l’étranger qui est en nous.

  • Tout cela ne nous emmène-t-il pas à penser notre identité dans sa part d’étrangeté?

  • Celle-ci ne se perd-t-elle pas dans la nuit des temps?

  • N’est-elle pas à vivre et à accepter comme un répertoire palimpseste où se sont déposés de multiples signes et traces témoignant d’une croisement d’échanges multiséculaire?


11. Les vertus de l’extranéité

  • On conviendra toutefois que la tentation du dehors a toujours eu beaucoup de conséquence dramatiques.

  • Souvent la Méditerranée fut le théâtre d’âpres combats entre gens du pays et « barbares » appartenant au même espace méditerranéen.

  • Mais qui peut nier le rôle des peuples méditerranéens dans le rayonnement des civilisation?

  • N’est-ce pas grâce à des voyageurs, à des philosophes, à des érudits, à des poètes, voire à des pirates méditerranéens, que d’immenses zones d’ombre ont été levées en matière de connaissance de notre planète? Marco Polo, Christophe Colomb, Charif Idrissi, Ibn Battouta, Aristote et beaucoup d’autre témoignent de cette épopée quasiment unique dans l’histoire de l’humanité.

  • Paul Valéry dit dans ce contexte: « c’est ici que la science s’est dégagée de l’empirisme, que l’art s’est dépouillé de ses origines symboliques, que la philosophie a essayé toutes les manières possibles de considérer l’univers ».

  • Est-ce un hasard si les plus belles aventures humaines, les plus beaux mythes fondateurs, les plus belles découvertes ont eu pour point de départ la Méditerranée?


12. La triste réalité

  • Toutefois, le revers de la médaille ne peut être occulté ou passé sous silence. Ni le poids significatif de leur histoire ni le prestige singulier de leur civilisation ne doivent pourtant masquer pour nous les fractures qui ont opposé des siècles durant beaucoup de pays du sud et du nord de la Méditerranée. Certaines réalités d’aujourd’hui montrent l’ampleur des contradictions qui persistent de façon aigue de part et d’autre du bassin méditerranéen.

  • Le nord de la Méditerranée mène depuis longtemps une admirable aventure vers le progrès,

  • Le sud se débat encore dans des problèmes interminables de restructuration, de mise à niveau, d’exode rural, d’immigration, de projet de société mal défini, de luttes infructueuses pour la démocratie, de modèles de développement incertains, d’accès balbutiant à l’économie du savoir, etc.

  • Les deux rives souffrent par ailleurs des conséquences du déplacement du centre de l’économie mondiale vers l’Atlantique et vers le Pacifique.

  • Conséquences pour les pays des deux rives: développement du libéralisme sauvage, amplification du phénomène des mafias financières, des marchands de la mort, des trafiquants de tous bords, montée de l’extrémisme, retour exacerbé du nationalisme, accentuation du repli identitaire.


13. Retour aux questions d’aujourd’hui

  • Face à cette réalité livrée à la tyrannie de forces obscures, des questions s’avèrent d’une grande urgence:

  • Comment écrire notre histoire commune en l’arrachant des mains des « assassins de la mémoire »?

  • Comment combattre le danger des préjugés favorisant le dogmatisme, l’indifférence et la violence?

  • Comment instaurer le sentiment du vivre ensemble et faire tomber les tabous qui font le lit de l’ignorance mutuelle?

  • Comment promouvoir une culture du dialogue et de partage?

  • Comment préparer les jeunes générations à construire la paix et à récuser les ghettos communautaristes?

  • Comment déconstruire les rapports d’inégalité et de dissymétrie qui conduisent à la dominance d’une culture sur une autre?

  • Comment faire face aux tenants de la pensée unique, de l’unitarisme et de l’exclusivisme?


14. Le pari de l’interculturel

  • On conviendra que face aux assauts de la globalisation, notre monde risque de perdre son âme.

  • Ce dont Orient et Occident ont besoin désormais, c’est de se ressourcer dans leur vocation initiale en tant que bâtisseurs et créateurs.

  • La promotion de l’interculturel nous semble être dans cette perspective un passage obligé.

  • Il ne signifie pas dissolution dans la culture de l’Autre, ni appropriation ou effacement de ce qu’il a de spécifique.

  • Il ne signifie pas non plus imposition à l’Autre d’une vérité qui serait de l’ordre de l’absolu.

  • L’interculturel est à entendre comme un levier de la connaissance mutuelle. Il est comme le dit Northrop Fraye « retour vers soi d’un regard informé par le contact avec l’autre ».

  • Mais l’interculturel exige d’abord de tout un chacun une prise en compte de sa propre diversité culturelle avant d’aller vers celle de l’Autre. Il est une « insurrection de la pensée contre des pratiques de l’exclusion historique, sociale, religieuse, indigène, étatique » (Nabil Farès).

  • Il est fonction des moyens à mettre en œuvre pour développer, par l’éducation autour de valeurs partagées, d’une société ouverte, plurielle, dépassant le choc de l’altérité pour garantir le respect des libertés de circulation, de croyance, d’engagement pour la paix, la justice, la légalité internationale.

  • L’interculturel participe d’une pédagogie de formation à l’apprentissage d’un vivre ensemble dans l’échange nourri et cimenté par les rites et les lois d’hospitalité de chaque peuple.

  • Une « double critique » (A. Khatibi) est cependant nécessaire à la mise en œuvre d’une telle démarche:

  • Vis-à-vis du monde arabo-musulman, il importe de lutter contre l’islamo-centrisme et d’activer l’affirmation d’un Islam que certains appellent à juste titre « l’Islam des Lumières » nourri des valeurs de démocratie, de liberté et de citoyenneté.

  • Vis-à-vis de l’Occident, il convient de remettre en cause l’ethnocentrisme et de renoncer à stigmatiser systématiquement la religion musulmane et le monde arabe.

Afin de se hisser vers les résultats attendus, il est capital en outre pour les peuples des deux mondes d’Orient et d’Occident de :

  • Combattre les phénomènes d’uniformisation et de marchandisation de leurs cultures.

  • Redoubler d’efforts pour dépasser l’hégémonie de l’ordre économique mondial creusant de plus en plus la fracture entre les riches et les pauvres.


Pour conclure :

  • Continuons d’approfondir ce champ de réflexion, à la fois déconstructif et constructif, sans lequel il ne serait y avoir de cheminement menant au vrai: la réconciliation de l’homme avec lui-même comme sublimation de la part d’autrui qui fonde son intelligibilité du monde.


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