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Réflexions autour de la Réunion du Réseau International des Chaires ICESCO « Pensée, Patrimoine, Lettres et Arts », Rabat, 1er juillet 2024


Gérard Pelé





Gérard Pelé


Professeur émérite à l’Université PARIS I

Panthéon Sorbonne


Rabat, 1 juillet 2024, Maroc





Mohamed,

 

J’ai suivi avec intérêt, comme je l’ai dit, cette réunion du « Réseau International des Chaires ICESCO pour la Pensée, le Patrimoine, les Lettres et les Arts », et je ne serais pas intervenu si je n’y avais pas été invité. Cependant, puisque ce fut le cas, le format imposait que ce soit un peu percutant, conformément, d’ailleurs à mes « façons » d’être qui m’eussent écarté de la carrière diplomatique si d’aventure j’avais tenté de m’y engager. Je te livre donc tout aussi franchement quelques réflexions.

 

La présentation des activités des chaires a fait apparaître des stratégies et des pratiques sensiblement différentes : entre le recyclage des activités statutaires de leurs titulaires et des programmes de recherche originaux – le « format court » en littérature ou les traces de l’islam dans la peinture vénitienne, notamment. Je suppose que cette diversité résulte des compromis et des efforts qu’il faut consentir pour développer une entreprise aussi ambitieuse que celle que tu mènes depuis plus de quatre années à la direction de ce projet, et cela a d’ailleurs été souligné en fin de séance. Je l’ai moi-même vécu à ma toute petite échelle lorsque j’ai dirigé mon équipe de recherche. Mais précisément, je ne suis aujourd’hui plus responsable d’aucun « groupe de recherche ». Ça ne me pose aucun problème d’être ainsi présenté, mais je ne puis m’exprimer qu’en « première personne », et c’est ce que j’ai fait.

 

Comme tu le sais, mes travaux s’inscrivent dans « les esthétiques » au sens large – la « science des sensations », c’est-à-dire la vie « animale » de l’homme, ainsi que les théories critiques de la culture qui relèvent de l’anthropologie. C’est pourquoi je n’ai pas pu manquer de réagir à l’échange qui a eu lieu entre Salvatore Lombardo et Boubacar Diop. En effet, le concept de « renaissance » est éminemment occidental, lié à l’histoire des arts en Europe, et engageait tout autre chose qu’une « valorisation des savoirs traditionnels » : c’était justement une rupture avec cette tradition. De même, l’idée de « recivilisation » suppose un état « barbare » de celle-ci comme cela était postulé s’agissant du « Moyen-Âge » par les « humanistes » de la Renaissance, sachant de plus que c’est la période de développement du colonialisme.

 

Je me suis donc positionné en m’opposant à l’utopie (la Renaissance, d’origine platonicienne) et aux valeurs (morales, inspirées de la philosophie de Kant) en avançant deux notions : les hétérotopies de Michel Foucault (notion élaborée à Tunis à la fin des années soixante) et la « transvaluation » (le renversement des valeurs) de Friedrich Nietzsche. Cependant, mon propos ne visait pas à faire prévaloir mes idées « hétérodoxes » par rapport à un humanisme que, par ailleurs, je défends, mais à signaler le danger de « l’unanimisme », du consensus qui permet d’apaiser les débats mais qui se contente de « mettre la poussière sous le tapis ». Aucun progrès ne peut être accompli dans le sens de l’humanisation de l’homme, c’est-à-dire de sa tolérance à la différence, en masquant cette différence. Bien sûr, j’ai un peu forcé le trait avec la proposition de mettre un « diable » dans les débats, mais je pense qu’il est nécessaire de contredire ce qui apparaît comme une évidence, pour la raison même que cela nous semble naturel alors que ce n’est que « naturalisé ».

 

Jamais je n’aurais écrit sur Madame Bovary si ce n’était pas pour contredire Éliane qui ne percevait pas la possibilité d’une « artiste sans œuvre ». Pareillement, j’ai questionné l’idée « naturelle » qu’un artiste doive s’engager (l’artiste « embarqué » de Camus). Pour le texte sur le sport comme culture, c’est encore une « évidence » qu’il convient de questionner : on va faire la fête à Paris tandis que l’on continuera à s’étriper un peu partout sur la planète avec les armes que nous leur vendons (la France est le deuxième vendeur après les États-Unis). Enfin, c’est parce que l’on m’a opposé une approche alternative du cogito que j’ai été amené à approfondir les implications de ses différentes interprétations dans le dernier texte.

 

Ce « parler cru » ne m’empêche pas de féliciter et d’encourager ce projet dont j’ai enfin compris que son état actuel devait beaucoup aux initiatives que tu as prises et su entretenir en dépit des difficultés et, peut-être, de quelques oppositions. Ces chaires sont indéniablement une belle réussite et la réunion que tu as animée était à mon avis très nécessaire car nous sommes dispersés. Elles sont d’ailleurs plus faciles à organiser avec les moyens de communication actuels, et j’espère qu’on n’attendra pas quatre ans pour assister à la prochaine avec, peut-être, une formule permettant un peu plus d’interaction entre les participants.

 

Amicalement, Gérard

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