Jamila ZINELABIDINE
Architecte & chercheure sur les poïétiques architecturales et la genèse de l’Art-Forme
ENAU Tunis, ENSA Lyon, Ecole doctorale « Sciences et Ingénierie Architecturales » EDSIA
Architect & researcher on architectural poietics and genesis of Art-Form
UN REGARD ANACHRONIQUE SUR UN PATRIMOINE ARCHITECTURAL BULLA REGIA, L’ART CACHE ENTRE LATENT ET MANIFESTE
Résumé | Notes |
Plan
1. Introduction
1.1 Contact :
On vit, de nos jours, dans une ère contemporaine, où l’on cohabite avec l’histoire, la mémoire, celles-ci étant génératrices de ce qui « est » aujourd’hui. On parle de patrimoine à préserver. On ne peut cependant nier le contraste des langages architecturaux de l’époque et d’aujourd’hui. En parlant de patrimoine architectural, on parle de l’ensemble des constructions humaines ayant une grande valeur historique puisqu’elles caractérisent une époque, une civilisation, un vécu qu’il est nécessaire de transmettre aux générations futures. Mais la question qui se pose relève du croisement entre ce patrimoine à préserver et l’actualité contemporaine d’aujourd’hui. Cette corrélation se fait par une considération de l’esprit du lieu dans lequel l’architecte créateur opère, créant un lieu de contact, une interface entre histoire, mémoire et contemporanéité. On en arrive à interroger la mitoyenneté contemporaine, avec l’objectif de susciter l’émergence d’une prise de position critique de l’architecte concepteur. Chaque action architecturale est une prise de position qui interroge notre relation à un lieu, à une époque, à une pensée. Savoir se positionner nécessite un travail de recherche rigoureux, qui questionne le bien fondé de nos réflexions. Qu’est-ce que la contemporanéité ? Qu’est-ce que le patrimoine ? Qu’est- ce que la pérennité ? Il s’agit au cours de ce travail de recherche de scruter cette pérennité matérielle et immatérielle, de savoir se positionner par rapport à un contexte contemporain qui est, de nos jours, face à sa propre mémoire. L’architecture n’est que « prétexte » pour exprimer un engagement philosophique, poétique ou politique. Il s’agit, au cours de cette étude d’interroger le sens de bâtir vers une quête d’un sens atemporel de l’art architectural.
Nous avons choisi, dans le cadre de notre étude, de porter notre intérêt sur l’Empire romain, de nous intéresser à la composition de la cité romaine et aux possibles particularités qui pouvaient exister, Bulla Regia en était la réponse. Ville d’hier marquant la différence par son caractère particulier, se dénotant d’un langage romain typique, un modèle d’architecture vernaculaire de l’histoire qui est de nos jours assez délaissé, manifestant une technique de construction donnant lieu à des atmosphères inédites. Un lieu sans précédant, portant histoire et porteur d’histoire, lieu d’interactions entre diverses et multiples civilisations, dont la signification et les particularités ne sont que siennes.
Bulla Regia, la cité souterraine illuminée est l’une des plus grandes réalisations d’hier et leçons d’aujourd’hui, donnant à réfléchir sur l’architecture contemporaine et sur sa capacité à répondre aux conditions qu’impose la nature. Une source de réflexion sur l’architecture du passé, du présent ainsi que celle de l’avenir, sur la manière d’agir de l’architecte créateur contemporain. À travers une immersion présentiste dans le passé, nous avons pu saisir ses contours et définir un positionnement dans le processus créationnel visant à contemporanéiser l’histoire sans en perdre l’authenticité. Nous avons tenté de porter un nouveau regard poétique au patrimoine issu d’une réflexion qui se veut philosophique, sensible, émotionnelle portant sur les lieux, créant leur régénérescence par leurs esprits d’hier et d’aujourd’hui, visant à leur insuffler une poïétique nouvelle transcendant la notion du temps.
1.2 Sujet :
Notre intérêt s’est tout d’abord porté sur les cités romaines en Tunisie, leur signification, leur monumentalité. Mais ce qui nous a le plus interpellés a été de l’ordre du vécu de l’usager lors du parcours de déambulation à travers l’espace, les mouvements d’ascension et de descente, le paysage prônant, le silence qui nous paraissait éloquent et porteur de signification, la radicalité des monuments et leur qualification spatiale inégalable. Entre émerveillement et intrigue qui prennent l’usager et l’envie de faire revivre la mémoire des lieux, nous en sommes arrivés à nous demander comment les Romains pouvaient, par une simple application d’un prototype de plan, véhiculer autant de sens et s’approprier leurs lieux d’insertion. Ce travail de recherche interroge la place du patrimoine matériel et immatériel dans la ville contemporaine d’aujourd’hui. Il s’agit d’une quête du sens de bâtir par l’appréhension d’un lieu historique des plus atypiques, la cité romaine de Bulla Regia. Nous tentons d’apporter une nouvelle écriture de l’histoire souvent considérée comme figée. Nous interprétons l’esprit de la ville du passé vécue par une nouvelle temporalité, celle du présent, à travers une approche qui se veut poétique, émotionnelle, faisant appel aux sens. Elle représente une nouvelle manière d’interroger la notion du temps, de vivre autrement l’histoire au travers d’un nouveau regard : un regard atemporel, anachronique.
1.3 Structure :
Nous allons d’abord nous intéresser à la saisie du sens même de la pérennité im/matérielle d’un patrimoine architectural, afin de fonder notre approche d’étude, celle de la pérennisation contemporaine de l’histoire développée sur la base de l’approche créatrice de l’architecte Peter Zumthor. À travers les outils d’analyse dégagés, nous allons dans la dernière partie les appliquer à notre cadre d’étude, Bulla Regia, afin de tenter de révéler son sens atemporel. Cette recherche tend à porter un nouveau regard à ce patrimoine architectural, visant à lui insuffler une poïétique nouvelle sans en perdre l’authenticité.
2. Developpement
2.1 Pérennité im/matérielle d’un patrimoine architectural :
Les villes contemporaines d’aujourd’hui représentent un lieu d’interaction entre multiples civilisations dont les langages leur sont propres. On ne peut nier le contraste des architectures d’hier et d’aujourd’hui, au niveau de la conception comme au niveau de la mise en œuvre. Les besoins et nécessités des villes du passé n’étaient pas les mêmes que ceux d’aujourd’hui. Les critères ont changé ainsi que l’art architectural lui-même. On ne peut cependant se permettre de juger lequel des deux est le plus juste, ou même de les comparer.
C’est cette interface entre histoire et actualité, patrimoine im/matériel et contemporanéité, qui suscite multiples interrogations chez les concepteurs d’aujourd’hui. Nier l’histoire et privilégier la contemporanéité ? Revenir aux racines et être fidèle à la mémoire tout en négligeant les apports théoriques et technologiques d’aujourd’hui ? Où, est-il réellement nécessaire de faire un choix entre ces deux positionnements ? C’est de là qu’émerge l’idée de la pérennité par la mitoyenneté contemporaine.
Les chercheurs et philosophes traitant de la question de la pérennité s’engagent dans une quête perpétuelle des valeurs et des éléments qui résistent à l’usure du temps. « Croyez-moi, rien ne périt dans ce vaste univers, mais tout varie et change de figure. Ce qu’on appelle naître, c’est commencer d’être autre chose que ce qu’on était auparavant, et ce qu’on appelle mourir n’est que cesser d’être ce qu’on était auparavant, et quoiqu’il y ait changement perpétuel de forme et de lieu, la matière existe toujours. » (Ovide, 1806, p. 380). Cette citation signifie que la mort d’un bâtiment suivant sa naissance n’est qu’un instant de recréation dans un nouveau contexte, une nouvelle intégration et régénération spatio-temporelle.
D’un point de vue architectural, la pérennité physique, matérielle d’un édifice fait l’objet de multiples recherches, qui renvoie à différentes échelles, que ce soit à celle de la pérennité urbaine, à l’échelle des villes, ou celle, plus large, incarnée par l’idée de l’architecture durable. On parle ici de l’essence même de la construction, de la pérennité de la structure primaire, qui, définitivement affranchie des servitudes liées à son usage, résiste au temps, tout en gardant la capacité d’accueillir et d’envelopper le transitoire.
Comme l’exprime le professeur Luca Ortelli,
« la pérennité physique d’un bâtiment est toujours liée à la durée du sens qu’on lui attribue, à l’intelligibilité de sa signification, même au-delà de sa raison d’être fonctionnelle » (Ortelli, 2012).
C’est là que l’on commence à parler de la pérennité immatérielle, liée à la mémoire, à l’histoire, la signification, à la symbolique d’un lieu.
En effet, « Le patrimoine immatériel, ce n’est pas quelque chose qui est tangible. C’est toute la signification, le lien qu’on peut faire à travers un élément physique - un lieu, un objet très ancien - et la présence de l’homme pour que cela ait un sens aujourd’hui. » (Yvon, 2012). Yvon Noel 4 nous montre que la pérennité de l’histoire est une question de lien que l’homme crée par ce qu’un lieu, un édifice, ou un objet lui reflète comme signification, symbolique. Cette pérennité immatérielle est de l’ordre de l’abstrait, du psychique, faisant appel à l’émotion, à la mémoire, aux souvenirs, essence de l’humanité de l’être. Le temps donne sens à l’histoire, l’homme perpétue cette histoire par la mémoire.
2.2 Approche de pérennisation contemporaine de l’histoire :
2.2.1 Pérennisation de l’histoire à travers la mémoire des lieux :
La mémoire d’un lieu, c’est l’histoire transmise dans une perspective humaine. C’est, pour ramener le concept à sa plus simple expression, ce qui nourrit le quotidien des hommes, notre interaction avec la réalité, avec le monde qui nous entoure. La mémoire est issue d’un vécu, de "souvenirs", comme le dit si bien l’architecte Peter Zumthor. Elle est résultante d’expériences spatiales qui dépendent de la réalité du lieu, non établie par des images et des artifices, expériences qui sont à la fois sensorielles, personnelles, et autobiographiques, elle est l’essence du processus créatif des lieux par les lieux.
Éric Lapierre souligne cette idée en différenciant deux types de mémoire composant la mémoire consciente, il dit :
« Les architectes travaillent avec deux types de mémoires. La première est consciente et appartient au champ de la culture savante qui leur est commune : elle est constituée d’un corpus de références savantes aux intérêts revendiqués, d’influences historiques, etc. La seconde dont les architectes ne parlent jamais, relève de la mémoire personnelle, d’une expérience intime du développement par nature singulier d’un individu. » (Lapierre, 2008).
On peut qualifier ces deux types de mémoires de : « mémoire vécue » et de « mémoire empruntée ». La première est issue de notre propre expérience personnelle, de notre histoire individuelle. Elle est résultante des expériences directes dont nous sommes témoins par notre présence physique. D’un autre côté, la réalité donne lieu à des situations où la présence physique de l’homme est impossible, le forçant à se représenter des souvenirs d’images ou souvenirs de quelqu’un d’autre liée à l’histoire. Ce sont les souvenirs fabriqués, empruntés. Il s’agit d’une conception de souvenirs par les souvenirs.
2.2.2 La mémoire vécue et empruntée au service de l’art architectural :
Pour pouvoir mieux saisir cette approche de pérennisation contemporaine de la mémoire du lieu, nous proposons de l’appréhender à travers un exemple, et ce par la pensée architecturale du concepteur et penseur Peter Zumthor.
L’architecte dissocie la notion de "lieu" d’une simple situation spatiale et la définit comme l’ensemble des circonstances, de facteurs spécifiques à un endroit, qui créent l’environnement. Le lieu englobe certes des caractéristiques géographiques, mais aussi une histoire, une sensibilité le dénotant d’un autre, faisant sa particularité. Il dit :
« Lorsque je regarde le monde autour de moi, je réalise que tout ce que je vois est histoire. Presque tout ce qui nous entoure est rempli d’histoire, dans nos paysages, nos villages et nos villes, jusqu’aux maisons et aux pièces où nous vivons ; nous devons seulement le voir. (...) Par mon travail, j’espère contribuer un peu à toutes ces choses qui sont déjà là, dans le monde. (...) Ce n’est pas une question d’esthétique, du moins dans un premier temps ; il ne s’agit pas, au début, d’établir un contact formel avec les alentours. Il s’agit plutôt de chercher une manière de similitude sous la forme d’un contact émotionnel, une réaction émotionnelle à l’environnement, et de l’exprimer par l’architecture. » (Zumthor, 2018, p12-13).
Pour Zumthor, l’architecture se doit de refléter le caractère, l’esprit de ce lieu, son génie. Bernard Cache dit à ce sujet « Le génie du lieu, c’est sa capacité de passage, ou de transit d’une identité à une autre. » (Bernard, 1997, p154). C’est justement l’art architectural qui vient créer cette identité, ancienne et nouvelle à la fois. Afin d’arriver à conceptualiser ce génie, l’architecte Peter Zumthor fait appel à des images issues de sa mémoire, il dit :
« Quand je pense à l’architecture, des images remontent en moi ... Je me rappelle le temps où je faisais l’expérience de l’architecture sans y réfléchir... De tels souvenirs portent en eux les impressions architecturales les plus profondément enracinées que je connaisse. C’est en eux que se fondent les atmosphères et les images que je tente de sonder dans mon travail d’architecte. Quand je travaille à un projet, je suis à nouveau plongé dans des souvenirs anciens et à demi-oubliés. » (Zumthor, 2007, p7).
Il aborde à maintes reprises la notion de souvenirs, il crée le présent par le passé, par son propre passé, vision, vécu, et ce en introduisant l’aspect sensoriel dans sa conception. Il déclare que la construction est au service d’atmosphères que l’architecte se doit de créer, de révéler. Pour lui, l’architecture touche, émeut, fait appel aux sens, au vécu, éveillant des souvenirs.
Les mémoires vécue et empruntée sont au service de l’art architectural et en exprime la profondeur, la force, la particularité. Zumthor souligne que :
« Si un projet ne fait que puiser dans l’existant et dans le répertoire de la tradition, s’il répète ce que l’endroit lui fixe d’avance, il me manque le dialogue avec le monde, le rayonnement du contemporain. Si une œuvre architecturale n’est qu’un récit sur le cours du monde et l’expression d’une vision, qui ne parvient pas à faire raisonner le lieu, il me manque l’ancrage sensoriel dans le lieu, le poids spécifique de ce qui est local. » (Zumthor, 2007, p 42.).
Il cherche à structurer un langage qui se rattache à l’empreinte des lieux, à la trace du temps et aux composantes naturelles qui forment une "atmosphère" essence de l’identité im/matérielle du lieu.
2.2.3 La pérennité im/matérielle à travers les mitoyennetés contemporaines :
Cette approche de pérennisation contemporaine de la mémoire du lieu, permet d’affirmer que c’est par la considération de la mémoire vécue et de la mémoire empruntée d’un lieu porteur d’histoire que l’art architectural permet la coexistence d’une identité ancienne et nouvelle dans une 6 mitoyenneté contemporaine, visant à créer un avenir, à fabriquer le nouveau en cohabitant avec l’ancien. On en arrive à parler de cette interface, de ce lieu de contact entre histoire, mémoire et contemporanéité.
La mitoyenneté contemporaine n’est donc pas une question d’opposition mais de coexistence de l’être, par sa mémoire, par son vécu, et du lieu, par son histoire, par son esprit, du lieu et de l’architecture, de l’architecture et de l’homme. Elle transcende cette opposition entre passé et présent pour arriver à une complémentarité, l’un alimente l’autre, le nourrit. Le temps n’est plus un inconvénient mais un atout, puisqu’il nous apprend, nous enrichit, pour arriver à une coexistence d’une multiplicité de temporalités, dans un même moment lui-même fidèle à son temps, contemporain.
L’interface entre le patrimoine, l’histoire et la contemporanéité d’aujourd’hui est un outil d’échange et non de séparation, les langages se contrastent mais s’assemblent, l’histoire se préserve mais se développe, s’actualise, se réinvente.
« Ce qui était présent au début comme possibilité, est révélé par l’action humaine, transcendé et préservé dans des œuvres architecturales qui sont à la fois ‘anciennes et nouvelles’. » (Schulz, 1997, p.18).
C’est donc à l’architecte créateur de se nourrir du passé, de transformer le présent afin de fabriquer l’avenir. Il est donc nécessaire de remettre l’homme au centre de la discipline, le lieu est créé pour l’homme, tout comme l’architecture l’est. Bien qu’elle ait pour rôle de l’abriter, de l’accueillir, l’architecture se doit tout autant de lui procurer le bien-être dont il a besoin, de l’émouvoir, de faire à appel à ses sens. Pour y arriver, l’architecte concepteur se doit d’apporter sa propre touche personnelle, de par son vécu, sa mémoire, son imagination basée sur ce que dégage le lieu d’action lui-même par son histoire, son esprit, son génie. De ce rêve émerge la poïétique nouvelle du lieu, perpétuant son histoire.
2.3 Bulla Regia, vers une quête d’un sens atemporel :
2.3.1 Bulla Regia, un patrimoine architectural :
La cité romaine de Bulla Regia est située au Nord-Ouest de la Tunisie, sur la route romaine menant de Carthage à Annaba, sa zone d’insertion est soumise au climat méditerranéen caractérisé par des étés très chauds et secs, et des hivers très froids. La cité romaine de Bulla Regia est implantée de manière à être en continuité avec les sites archéologiques de Chemtou et de Dougga, promettant ainsi aujourd’hui de bénéficier d’un circuit touristique des plus magnifiques de la zone. Réfléchir à sa pérennité contemporaine semble d’actualité. Il est donc nécessaire d’appréhender la mémoire du lieu, en nous basant sur l’approche de pérennisation contemporaine, qui englobe la quête du lieu entre sa mémoire empruntée et sa mémoire vécue.
La cité romaine de Bulla Regia est insérée entre deux collines, « entourée par une ceinture de hauteurs » (Chaouali, 2019, p.2) d’où l’impossibilité d’étalement de la ville romaine et la nécessité de s’adapter autrement à ces conditions.
La cité romaine est conçue selon la composition à partir du forum central formant le croisement du Cardo (axe Nord-Sud) et le Decumanus (axe Est-Ouest). On note cependant une courbure au niveau des rues qui, selon le plan typique romain en échec, se doivent d’être parallèles. Pour comprendre les particularités de l’identité du lieu, il est nécessaire de se baser sur la mémoire empruntée afin de connaître l’histoire du lieu liée aux civilisations qui l’ont occupé précédemment.
2.3.2 Histoire du lieu, une mémoire empruntée :
Les premières phases d’occupation du site ne peuvent malheureusement être datées jusqu’à nos jours. Cependant, « les fouilles anciennes ont permis de connaître des installations funéraires devant y être rattachées. » (Thebert, 1992). Les recherches récentes ont fourni des informations plus précises concernant l’espace urbain lui-même.
Période numide (IIe. Siècle av. J. –C.) : Les recherches ont aussi montré les traces de constructions troglodytiques au niveau des collines entourant le site, ceci atteste de l’intention première des Numides, celle de se réfugier, d’où l’aspect sécuritaire prônant.
Période romaine (46 av. J. –C.) : C’est à cette époque que le lieu acquit son caractère romain, doté des institutions et des bâtiments typiques. Une hypothèse à approfondir atteste cependant que l’urbanisme et le caractère de la cité romaine restent néanmoins imprégnés des civilisations qui l’ont précédée.
Période vandale et byzantine (439/533), (533/698) : L’évolution de la cité lors de la période byzantine atteste d’un caractère anarchique mis en évidence par l’effacement des réseaux de rues, ainsi que par le « rétrécissement du périmètre urbain et l’organisation du quotidien des Romains autour des points fortifiés et des lieux de culte. » (Chaouali, 2019, p.24).
Sur la base de la mémoire empruntée, celle issue de l’histoire du site archéologique, se révèle une interdépendance des civilisations qui l’ont occupé, mais la connexion entre ces différents vécus de l’histoire reste de l’ordre des hypothèses. L’ingéniosité des Romains consiste à exploiter le paysage d’insertion, où le bâti complète la nature environnante, contrairement à ce que l’on peut voir dans d’autres cités où le bâti présente une monumentalité grandiose, symbole de force et de puissance.
2.3.3 Bulla Regia, une mémoire vécue entre perception et imagination :
L’appréhension du lieu par une nouvelle temporalité est possible par le biais de la mémoire vécue, en vue de saisir l’empreinte des lieux, la trace du temps et les composantes naturelles qui la définissent visant à réinterpréter l’histoire.
Lors du premier contact avec la cité de Bulla Regia, le site est détaché de la ville qui l’abrite, sans réelle mise en condition de l’usager, on s’interroge sur ce que ces ruines restantes d’une histoire riche cache comme signification. Le sentiment de perte au premier contact donne tout de suite lieu à une vue d’ensemble de l’architecture publique en premier plan. L’usager est guidé par ce qui reste des routes romaines d’autrefois articulées par les ruines du passé, mais sans avoir de vision claire de ce qui l’attend, le parcours d’appréhension du lieu se présente comme une certaine flânerie contrôlée à travers l’espace d’autrefois et les ruines d’aujourd’hui.
En faisant appel à notre mémoire vécue entre perception et imagination, se révèle à nous un parcours fragmenté de découverte progressif articulé suivant le Forum central, le centre de toute cité romaine.
Nous proposons d’appréhender les caractéristiques communes à toutes cités romaines pour enfin arriver à la particularité de Bulla Regia, afin de révéler l’esprit de la ville romaine du passé.
► Fragment 1 : Architecture publique : monuments typiques romains
Dès les premières ruines qui s’imposent à nous. On retrouve les monuments typiques romains, Le forum, le capitole, le temple d’apollon et les basiliques chrétiennes, tous reflétant la force politique et économique de la ville même à travers leurs ruines restantes, édifices que l’on arrive à peine à reconnaître par moment. Ce qui est captivant lors de l’appréhension du lieu historique, c’est le paysage environnant prônant sur le bâti qui ne fait que l’accompagner, le valoriser. Une réinterprétation du passé, celle d’aujourd’hui, atteste d’une signification toute autre de la matérialité du lieu, la pierre ancienne devient symbole d’authenticité et non de massivité ou de monumentalité.
► Fragment 2 : Architecture publique : monuments atypiques de Bulla Regia
Les ruines cherchent à nous offrir une perception nouvelle de l’histoire. Contrairement aux théâtres typiques romains adossés à une colline, celui de Bulla Regia est conçu sur un terrain plat. Implanté de dos par rapport à la cité, ne reflétant aucunement l’image du théâtre romain monumental avec un effet de surprise par son dispositif d’accès, entre intrigue et mystère.
Edifice faisant l’objet de plusieurs études de par sa monumentalité et son état de conservation, les thermes memmiens représentent des particularités que l’on ne retrouve nulle part ailleurs dans l’empire romain. Le monument se trouve être semi-enterré, immergé dans le paysage sur trois niveaux suivant la topographie du site. L’intention de dissimuler, de cacher, pour ensuite révéler en toute intimité un contact avec les différents éléments du paysage, lumière et air, renforce le sentiment d’enveloppement et de protection par les pierres, les ruines restantes, comme seul point de contact avec la surface.
► Fragment 3 : Architecture domestique : aspect souterrain de Bulla Regia
Le lieu, toujours dans une flânerie guidée, nous fait découvrir son histoire atypique au fur et à mesure que l’on avance. Pour la maison de la chasse, Lors de la transition de la surface au souterrain, un sentiment de sécurité prône. Par la matérialité de l’espace dessous-terre, par la radicalité de la lumière y pénétrant, l’usager se sent comme enveloppé par la terre mère. La maison de la chasse est l’une des habitations les mieux conservées montrant ainsi le quotidien des Romains et leur manière de s’adapter au climat de la région. Une interaction des différentes civilisations est présente dans un même espace, on retrouve des colonnes corinthiennes et égyptiennes au niveau de l’espace central, faisant de Bulla Regia un lieu où cultures et histoires se rassemblent, créant ainsi la beauté par la diversité.
Nous en arrivons à nous imaginer dans l’histoire de ce lieu des plus atypiques, cherchant à faire revivre un vécu passé, mais toujours aussi présent. Par l’immersion continue de la surface au souterrain dans la maison de la pêche, se révèle à nous un sentiment de transition de l’anodin à l’insolite, de la flânerie à la révélation. La terre nous englobe, nous protège, elle représente un certain refuge de la réalité, une certaine intimité. On se sent caché, comme si le temps ne comptait plus. On en arrive à rêver à travers ce que le lieu nous évoque, à ne jamais vouloir s’en détacher. On replonge dans la quête d’une histoire qui n’est pas la nôtre mais que l’on s’approprie.
2.4 Bulla Regia, un art caché entre latent et manifeste :
Antoine de Saint Exupéry affirme que « Ce qui embellit le désert, c’est qu’il cache un puits quelque part. ».
Une citation révélatrice du caractère du lieu, le désert relève d’une image superficielle de Bulla Regia, le puits quant à lui caractérise le cœur inédit du lieu, son esprit atypique. Cette transition de la superficialité à la profondeur révèle le caractère im/matériel du lieu. De l’architecture publique à l’architecture domestique souterraine, Les Romains ont fait preuve d’une intention manifeste de camoufler le bâti par maintes et multiples manières. Une immersion progressive se fait par le dispositif d’accès par lequel se manifeste une coupure avec la surface, caractérisant « le seuil ou la limite des deux mondes ». A travers la mémoire empruntée et vécue du lieu, nous avons pu saisir que la conception de la cité romaine de Bulla Regia caractérise « l’art de cacher l’art » dans sa splendeur. Cette vision sensible et poétique, ce génie de la ville de l’empire romain nécessite d’envisager sa pérennité.
3. Conclusion
3.1 Synthèse :
Suite à l’appréhension de l’identité im/matérielle de l’atmosphère de Bulla Regia, nous avons pu saisir qu’en plus de refléter une adaptation au climat et au paysage d’insertion, la cité romaine révèle une considération de l’homme dans l’espace architectural, une manière de le replacer au centre de l’expérience sensorielle et émotionnelle du lieu. 10 Le regard nouveau que l’on a insufflé à la cité romaine de Bulla Regia montre une richesse intérieure des plus particulières. L’appréhension de son histoire a pour objectif de faire de l’esprit poétique du lieu l’essence de l’action architecturale contemporaine que l’on doit lui associer. Les concepteurs ont donc pour objectif de mettre la mémoire vécue d’aujourd’hui au service d’un art architectural qui se doit de révéler le vécu d’autrefois tout en lui associant une nouvelle écriture, celle du présent.
3.2 Ouverture :
Bulla Regia, ce patrimoine architectural reflétant l’art caché entre latent et manifeste se prête totalement à cette réinvention de l’histoire. Un art de construire, mais aussi d’émouvoir, latent, n’attendant qu’à être révélé à travers une pérennisation contemporaine par une réécriture du parcours de déambulation à travers l’histoire vers une poïétique nouvelle transcendant la notion du temps.
Bibliographies
Ovide, 1806, Les Métamorphoses d’Ovide, Tome quatrième, Paris, France, Édition: F. Gay.
ORTELLI Luca, 2012, « Considérations sur la Pérennité en Architecture », dans Bruno Marchand, Pérennités, Lausanne, Suisse, Presses polytechniques et universitaires romandes.
NOEL Yvon, 2012, dans Patrimoine immatériel - La mémoire des lieux, NADEAU Jessica.
DOUSSON Lambert, LAHACHE Florent, 2008, A quoi pense un architecte ?, L’imaginaire architectural entre poétique et politique, Entretien avec Éric Lapierre, Centre d’art contemporain « Le Point du jour », Cherbourg.
ZUMTHOR Peter, 2007, Penser l’architecture, Birkhäuser.
ZUMTHOR Peter, SIGRID Hauser et BINET Helene, 2008, Peter Zumthor: Therme Vals. Zürich, Sheidegger et Spiess.
SCHULZ Christian Norberg, 1997, Genius Loci, p.18
CHAOUALI Moheddine, 2019, Bulla Regia, Ville Royale de la Tunisie Antique.
ZINELABIDINE Jamila, 2020, Un regard anachronique : Bulla Regia, l’art caché entre latent et manifeste, Mémoire d’architecture, ENAU.
THEBERT Yvon, 1992, Bulla Regia, Repéré à